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Le discours de Fère-Champenoise

L'anniversaire de la bataille de la Marne

C'est à Fère-Champenoise qu'est célébré cet après-midi l'anniversaire de la bataille de la Marne.  Fère-Champenoise est un chef-lieu de ce canton de l'arrondissement d'Épernay, qui possédait une population de 2 000 habitants avant la guerre. Au moment de la bataille de la Marne, elle était le siège du quartier général du général Foch.

Un grand nombre de nos soldats tombés héroïquement dans les combats d'il y a trois ans sont inhumés dans un cimetière aménagé pour recevoir leurs restes. On comprend quel pieux sentiment a inspiré au gouvernement la pensée de choisir cette localité pour y commémorer l'anniversaire de la grande bataille qui a empêché l'avance des troupes allemandes et a ruiné les projets du Kaiser. Le président de la République, parti hier soir de Paris avec le ministre de la guerre, s'est rendu en Lorraine en compagnie de M. Painlevé pour aller rendre visite au quartier général des troupes américaines installées sur le front français. Il y a retrouvé le général Pétain, commandant en chef des armées du nord et du nord-est. Après cette visite à nos alliés américains, M. Poincaré, accompagné du ministre de la guerre et des généraux Pétain et Pershing, s'est rendu à Fère-Champenoise où il est arrivé à 2 heures de l'après-midi. M. Ribot, président du conseil, parti ce matin à 7 heures de Paris, par train spécial, en compagnie du maréchal Joffre et du général Foch, chef d'état-major général, avait précédé de quelques instants le président de la République, qu'il est allé recevoir à son arrivée à Fère-Champenoise.

On s'est rendu au cimetière où M. Ribot a prononcé le discours suivant :

Discours de M. Alexandre Ribot, président du Conseil 

Monsieur le président, Messieurs,

Nous sommes réunis aujourd'hui pour rappeler le souvenir des inoubliables journées où s'est décidé le sort de la France, et je puis dire le sort du monde. Que seraient devenues les grandes causes pour lesquelles nous luttons depuis trois ans si la France n'avait pu arrêter l'invasion allemande, comme autrefois fut arrêtée dans les mêmes plaines la ruée des Barbares ?

Le monde, aujourd'hui levé presque tout entier pour la défense du droit, n'aurait pas eu le temps de tirer l'épée. Il eût assisté à notre défaite comme à la sienne propre, avec le sentiment que quelque chose de grand aurait péri pour un temps et qu'une nouvelle guerre serait nécessaire pour rendre ses droits à la civilisation.

Nous ne saurions oublier que, dans ces premières heures de la guerre, l'armée belge, fidèle comme son roi à l'honneur et résolue à se sacrifier plutôt que de s'associer à une félonie, était à nos côtés, ainsi que la petite armée britannique de 1914, qui ne mesurait pas sa valeur au nombre de ses combattants et qui depuis est devenue, par sa forte organisation, par ses méthodes, par ses vertus guerrières, un sujet d'admiration même pour nos ennemis. C'est ici que sont tombés tant de héros obscurs, qui n'ont eu d'autre récompense que la joie intime de s'être sacrifiés pour le salut du pays. À eux doivent aller d'abord notre souvenir et notre reconnaissance. Leurs tombes pieusement entretenues seront un lieu sacré où nous-mêmes et ceux qui nous succéderont viendrons chercher des enseignements et où nous sentirons plus fortement la fierté d'appartenir à un pays qui produit de tels dévouements.

En même temps que les soldats, nous honorons les chefs qui d'un geste décisif ont arrêté la retraite, redressé la ligne de combat, repris l'offensive avec des troupes à demi épuisées par de longues marches sous la pression de l'ennemi. Quelle fut la surprise de ceux qui se croyaient vainqueurs et qui, à leur tour, allaient reculer de la Marne jusqu'à l'Aisne ! Paris, où ils se préparaient à entrer sans résistance, était sauvé, et avec Paris la France elle-même, qui, grâce à cette victoire, aurait le temps de préparer les armes, les canons, les munitions qui lui manquaient.

La bataille de la Marne restera comme une de ces dates fameuses qui marquent un instant décisif dans l'histoire de l'humanité. La reconnaissance publique associe au nom illustre du maréchal Joffre les noms de ses lieutenants Foch, Dubail, Castelnau, Sarrail, de Langle, Franchet d'Esperey et aussi ceux de Gallieni et de Maunoury, dont le clair coup d'œil et l'intrépide décision ont surpris l'ennemi et déconcerté son action.

En même temps qu'elle s'incline devant ces souvenirs, qui ont déjà le recul du passé et la poésie des choses lointaines, la France se recueille et se remémore les grandes causes pour lesquelles elle combat depuis trois ans. Si on lui demande pourquoi elle soutient la lutte après tant de souffrances, de deuils et de ruines, elle n'est pas embarrassée pour répondre !

Elle ne combat pas pour conquérir des territoires, pour faire violence à d'autres peuples. Elle ne prétend qu'à rentrer dans son bien, à reprendre ses provinces qui lui ont été arrachées par un odieux abus de la force. Qu'on ne lui demande pas de transiger sur cette revendication, elle ne pourrait le faire qu'en trahissant la cause du droit. Quelle préface donnée à une paix qu'on veut fonder sur le droit des peuples, que de consacrer à nouveau l'injustice commise il y a près d'un demi-siècle, contre laquelle la conscience des populations opprimées, en même temps que la conscience universelle, n'a cessé de protester. La restitution de l'Alsace-Lorraine à la France n'est pas une de ces questions qu'on peut livrer aux discussions des diplomates. Elle est la condition même de l'établissement du droit des nations qui doit garantir la paix de demain contre de nouvelles violences. Si la France réclame la réparation des ruines qui lui ont été infligées avec un parti-pris de destruction scélérate, elle est encore le champion de la justice. Elle ne demande pas qu'on frappe d'une amende l'agresseur, mais qu'on l'oblige à réparer le mal qu'il a fait. N'est-ce pas élever la question au-dessus de toute controverse que de la placer sur le terrain du droit ?

La France se joint au monde civilisé pour revendiquer les garanties d'une paix qui ne soit pas une simple trêve, mais un accord durable fondé sur le droit. Où trouver ces garanties ? C'est au peuple allemand de comprendre qu'il dépend de lui de nous les donner en secouant la tyrannie néfaste du despotisme militaire qui est un lourd fardeau pour lui, autant qu'un danger pour le reste du monde. S'il se refuse à devenir une démocratie pacifique, c'est dans ses intérêts économiques qu'il risque d'être atteint par la ligue de commune défense que les peuples se verront forcés d'organiser contre lui. Qui veut faire peser sur le monde la constante menace d'une agression ne peut se plaindre que le monde cherche à se protéger par toutes les armes dont il dispose. Une nation ne peut s'isoler sans un péril mortel et c'est se condamner à l'isolement que d'inquiéter le monde dans son besoin de-paix devenu plus impérieux après une pareille guerre.

Nous pouvons regarder devant nous avec confiance, à condition de ne rien laisser tomber de notre énergie et de ne pas choir dans les pièges, que nos ennemis accumulent sous nos pas. Appels fallacieux en faveur d'une paix équivoque, propagande malsaine pour tourner en défection la lassitude de quelques âmes faibles ; tentatives pour créer chez nous des troubles intérieurs, pour détourner nos pensées de ce qui doit être l'unique préoccupation de tous les patriotes, je veux dire les moyens de pousser la guerre avec la dernière énergie en unissant toutes les forces du pays, l'Allemagne ne néglige aucun de ces moyens louches et hypocrites.

La France ne se laissera abuser par aucune diversion. Elle a droit de compter sur le gouvernement pour réprimer toute propagande criminelle. Mais que les esprits et les cœurs de cette France éprise d'honnêteté ne se détournent pas de ce qui est à cette heure la grande, la seule affaire digne d'occuper le pays, la conduite de la guerre, la préparation de la victoire finale !

Certes les derniers hauts faits de nos armées et celles de nos alliés sont pour nous réconforter, pour nous empêcher de nous laisser aller à la moindre défaillance. À Verdun, des opérations conduites avec un talent supérieur et une sûreté remarquable par un général dont l'autorité morale sur ses troupes grandit tous les jours, nous donnent des résultats brillants et démontrent la supériorité de nos armes sur celles de nos ennemis. Nos alliés de la Grande-Bretagne poursuivent avec succès une offensive qui met en relief leurs qualités militaires non moins que la haute capacité de leurs chefs.
La République des États-Unis presse l'entrée en campagne de ses premiers contingents. L'armée italienne poursuit heureusement, à travers mille difficultés, son avance sur Trieste.
La Roumanie tient tête avec un véritable héroïsme aux attaques de ses ennemis, et la Russie fait un grand effort pour se ressaisir et ravir à l'ennemi les espérances qu'il a fondées sur le trouble causé par une révolution pleine d'élans généreux, mais à laquelle les esprits n'étaient pas assez préparés. Nous faisons des vœux ardents pour que cette période d'agitation où l'armée russe est privée de la force que donne une sévère discipline soit abrégée par l'énergie de ses gouvernants et de ses chefs militaires. Nous envoyons à tous nos alliés et amis l'expression de notre confiance indéfectible dans le succès de l'œuvre commune.

Puissions-nous retremper ici nos courages et fortifier nos résolutions au contact de ces souvenirs des premiers jours de la guerre où la France a montré un si bel héroïsme et fait preuve d'un esprit d'union si admirable ! Jours de souffrance et de deuils, mais aussi jours de victoires remportées sur nous-mêmes, aussi bien que sur nos ennemis, que votre image soit sans cesse devant nos yeux ! Que les héros de la Marne nous rappellent sans cesse au devoir unique qui s'impose à nous, de ne penser qu'au pays, d'oublier nos querelles et nos divisions ! Eux qui sont morts pour la France, qu'ils nous apprennent à vivre pour elle et à tout lui sacrifier ! Ainsi nous nous sentirons élevés au-dessus de nous-mêmes, à la hauteur de nos devoirs envers la patrie.

Le Temps, 7 septembre 1917 (consulter l'article sur le site Gallica)

Le nouveau cabinet Ribot et le devoir actuel

M. Ribot qui, le 6 septembre, prononçait à Fère-Champenoise le beau discours reproduit dans nos colonnes, a remis le 7, au Président de la République, la démission du cabinet qu’il présidait. M. Poincaré a prié M. Ribot d’attendre le retour à Paris de MM. Antonin Dubost et Deschanel, qui ont été rappelés.

Cette démission était prévue ; on pensait qu’elle interviendrait quand M. Ribot se serait assuré le concours de tous les hommes qui seront ses collaborateurs au pouvoir. Il faut espérer que cette hypothèse est la vraie, et que l’interrègne gouvernemental sera très bref. Le moment, en effet, n’est pas propice aux longues négociations entre les groupes.

Comme le disait M. Ribot lui-même, si la France a droit de compter sur le gouvernement pour réprimer toute propagande criminelle, il ne faut pas que "les esprits et les cœurs de cette France éprise d’honnêteté se détournent de ce qui est à cette heure la grande, la seule affaire digne d’occuper le pays, la conduite de la guerre, la préparation de la victoire finale !" Ce que le président du conseil d’hier, qui sera celui de demain, disait de la France, s’impose au gouvernement. Il doit être un gouvernement de défense nationale et, en étant cela, il sera celui de tous les Français.

En France, comme dans tous les pays de l’Entente, on est convaincu que la victoire est certaine et que seul un défaut d’union à l’intérieur de l’un des pays pourrait la compromettre. M. Lloyd George, dans un discours qu’il a prononcé à Liverpool, a fait ressortir avec énergie la nécessité d’éliminer toutes les divergences politiques et personnelles pour consacrer tous les efforts à atteindre le but unique à la poursuite duquel le peuple actuellement au prix de si grands sacrifices.

C’est pour s’être écartée de ce but, en obéissant à des suggestions de rêveurs et de traîtres que la Russie en est arrivée à l’état où elle se trouve actuellement. Elle prend des mesures pour se protéger contre des manœuvres qui tendraient à rétablir le tsarisme. Or, ce péril, s’il existe, ce sont les révolutionnaires outranciers qui en sont les artisans. S’ils s’étaient appliqués à la seule tâche qui s’impose à tous les pays victimes de l’agression austro-allemande, ils n’en seraient pas là. La Révolution triomphatrice n’eut été combattue par personne. On peut espérer que nos alliés d’Orient se ressaisiront ; mais, en attendant, il nous faut soigneusement éviter de tomber, comme eux, dans des discussions dissolvantes.

Il ne s’agit à l’heure actuelle du triomphe ni de la réaction, ni des idées révolutionnaires, mais bien de la victoire sur l’envahisseur. Cette victoire est assurée si on ne tombe pas dans les pièges de l’ennemi : appels fallacieux en faveur d’une paix équivoque, tentatives pour créer des troubles intérieurs. La conviction est heureusement unanime qu’une paix boiteuse serait un désastre.

Sir Edward Carson, l’un des hommes d’État anglais qui ont le sens pratique le plus aiguisé, s’est expliqué sur ce sujet d’une façon très nette. Membre du cabinet de guerre de la Grande-Bretagne, sir Edward Carson a insisté sur cette idée qu’un traité de paix n’assure pas nécessairement la paix. Le traité de paix que certains souhaitent ne terminerait rien. Après comme avant, on resterait dans des transes continuelles, craignant à chaque instant un nouveau conflit. Dès lors, il faudrait que les nations se missent à préparer une nouvelle guerre, par suite à créer des armes plus puissantes, à en inventer de nouvelles, à instituer toute une industrie gigantesque, propre à détruire des hommes. Évidemment ce n’est pas là l’idéal de l’humanité, et ce serait une singulière récompense pour tant de sacrifices.

Pour qu’il n’en soit pas ainsi, il faut que l’Allemagne, qui a violé tous les engagements conclus, a employé des armes et autres moyens défendus, soit mise dans l’impossibilité de recommencer ses brigandages et ses pirateries.

Actuellement, elle n’est pas encore assez abattue. Certains de ses projets trahissent son inquiétude en même temps que son dédain de tous les droits et même de toutes les obligations d’autrui. N’annonce-t-on pas aujourd’hui qu’elle demande à la Hollande d’établir dans l’Escaut une base de sous-marins ? Qu’une telle proposition puisse être faite indique une mentalité extravagante ; elle prouve aussi que les bases d’Ostende et de Zeebrugge doivent être devenues bien inhospitalières à la suite des attaques répétées des Anglais.

Il faut, dans de telles conditions, que la guerre continue jusqu’à l’écrasement suffisant du militarisme allemand, qu’elle rende impossible pour longtemps toute agression nouvelle et qu’elle détruise chez le peuple allemand la légende de son invincibilité. Sir Edward Carson dit que c’est seulement alors qu’il sera possible d’établir une ligue des nations ayant quelque chance de sauvegarder la paix. Le ministre affirme avec beaucoup de raison que quiconque essaie de détourner l’attention du pays de ce but est le pire ennemi de la paix réelle. Toute concession de l’Allemagne, comme l’évacuation de la Belgique, servirait à celle-ci à vanter sa magnanimité, et le prestige des Hohenzollern et de la carte militaire prussienne subsisterait, tandis que les démocraties seraient affaiblies.

En une formule qu’il faut retenir, sir Edward Carson a déclaré que "moins la défaite militaire de l’Allemagne serait complète, et plus la durée de la paix serait courte". M. Ribot faisait la même déclaration sur ces champs de bataille de la Marne témoins de l’héroïsme français qui a sauvé la civilisation, quand il s’écriait : "La France se joint au monde civilisé pour revendiquer les garanties d’une paix qui ne soit pas une simple trêve, mais un accord durable fondé sur le droit." C’est à l’obtention de ce résultat que devra s’appliquer de toute son énergie le cabinet nouveau, en ne prenant conseil que de son patriotisme et en laissant de côté tout esprit de coterie et de parti.

La France du Nord, lundi 10 et mardi 11 septembre 1917. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 16/96.