Archives - Pas-de-Calais le Département
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La vie quotidienne sous l’occupation allemande

Photographie noir et blanc montrant quatre posant dans un escalier.

Portrait d'institutrices du Pas-de-Calais, otages des Allemands à Holzminden, [1917-1918]. Archives départementales du Pas-de-Calais, 4 Fi 2596.

Réduite au silence par l’arrêt du Journal de Roubaix dès le début de l’occupation allemande, Madame Alfred Reboux entreprend, à partir de 1917, une tournée nationale de conférences patriotiques.

Originaire de Belgique, la jeune professeure de français Anne-Marie Hottiaux (Le Mesnil, province de Namur, 13 février 1861-Roubaix, 21 décembre 1934) s’est installée dans le Nord au lendemain de son veuvage et a débuté dès 1889, sous le pseudonyme de Pervenche, une collaboration au Journal de Roubaix ; elle en épouse le directeur, Alfred Reboux, le 16 octobre 1890, puis lui succède lorsqu’il décède brutalement le 11 avril 1908. Elle assure la modernisation et le développement du quotidien régional, catholique et patriote, qui atteint un tirage de 70 000 exemplaires en 1914.

La guerre stoppe toutefois cet élan. Madame Reboux se fait rapatrier en France en décembre 1916, à la suite du décès de l’une de ses filles, Anne-Marie, le 18 novembre. À partir de février 1917, elle entame une série d’articles sur "les douleurs et le patriotisme du pays envahi" dans Le Petit Parisien, tout en collaborant aussi aux Annales ou au Télégramme du Pas-de-Calais. Elle est en outre chargée, par le ministère des Affaires étrangères, de conférences sur "l’Effort de la France et de ses Alliés", mais intervient aussi sur le destin des femmes dans les zones occupées, comme à Boulogne-sur-Mer, sous l’égide des Œuvres de guerre des régions envahies et sous la présidence du maire de la ville, Félix Adam : elle donne ainsi environ deux cents conférences dans toute la France jusqu’à l’armistice.

Elle apparaissait comme la personnification de notre province infortunée et frémissante sous le joug. Il faut avoir entendu cette parole si simple et si émouvante soulever une assemblée, faire couler des larmes et tirer de l’âme humaine ce qu’elle a de meilleur pour comprendre le pouvoir souverain de son éloquence  (Le Monde illustré, mars 1923). Peu après sa réapparition, après le départ des troupes allemandes, le Journal de Roubaix publiera le récit des quatre ans d’occupation.

Les femmes françaises

La Conférence de Madame Alfred Reboux

La conférence donnée mardi soir, au Théâtre de Boulogne-sur-Mer, par Madame Alfred Reboux sur l’héroïsme des femmes françaises aux pays envahis, est mieux qu’une œuvre de solidarité nationale, c’est un appel vibrant au patriotisme des Français de l’intérieur qui ignorent tout du caractère de profonde gravité de la détresse matérielle des populations placées sous le joug de l’ennemi, comme de l’admirable beauté morale des gardiennes fidèles des foyers d’au-delà du front.

On nous a conté les actes de barbarie commis par les Allemands, on nous a dit les difficultés de l’existence journalière des envahis, il fallait la voix autorisée d’une femme de cœur et de haut caractère, un esprit scrutateur pour nous révéler la torture morale des mères, des épouses et des sœurs sans nouvelles des absents, pour nous confirmer ce que nous soupçonnions tous : l’ultime beauté des sacrifices journellement consentis par celles qui puisent toute leur force de résistance dans l’amour de la Patrie.

Plus de 1 200 personnes ont tressailli au douloureux récit que fit, avec un beau talent de parole et avec une émotion profonde, Madame Alfred Reboux. La très distinguée directrice du Journal de Roubaix nous donna une leçon de patience et d’espérance. Sans vaine déclamation, avec toute son âme de mère endeuillée, elle nous dicta notre devoir.

L’Union sacrée

J’arrive du Nord, je vous parlerai ici de l’héroïsme de vos sœurs aux pays envahis ; elles sont légion les femmes qui souffrent et dont la conduite admirable force l’admiration de l’ennemi. Elles ont toutes vos douleurs, elles ont aussi celles de l’occupation.
Depuis bientôt trois ans, elles vivent dans l’ignorance la plus complète ! pas un mot ne leur est parvenu de ceux qui se battent de l’autre côté de la barricade !... […]

Toutes nos libertés sont méconnues, on vit, là-bas, sous le régime de l’affiche, avec les seules nouvelles déprimantes que publie l’ennemi dans les journaux qu’il édite en français. Depuis bientôt trois ans, les populations vivent au milieu de l’ennemi, en butte à tous les affronts, à toutes les humiliations. Depuis trois ans le canon gronde, on vit en communion constante avec le soldat français ! Chaque matin on dit : la délivrance est aujourd’hui et chaque soir on dit : c’est pour demain ! et jamais l’espérance n’a fléchi au cœur des vaillantes Françaises. Jamais on n’a douté de la France, on l’attend, on sait qu’elle viendra briser nos chaînes.

Quand les ennemis sont arrivés, ils ne s’en sont pas pris aux faibles, mais aux forts ; […]. Et tandis qu’ils endormaient de leurs promesses mensongères et hypocrites, la foule hostile, anxieuse, déjà debout pour la lutte inégale, impuissante, qui conduit aux pires catastrophes, ils se retournèrent vers ceux qui incarnent le pouvoir civil et qui allaient porter le poids de responsabilités formidables.         

[…] Oui ; ils appliquaient à nos chefs ces méthodes de terrorisme qui endorment la conscience des faibles, et les chefs debout, couvrant les faibles de leur autorité, parlant au nom du droit, de la conscience humaine, s’élèvent, protestent contre le vol, contre la spoliation, contre l’abus de la force. Ils ont pris à leur compte toutes les représailles, ils sont responsables des faits et gestes de leurs concitoyens. Toutes les personnalités d’une ville, tout ce qui représente une influence est gardé comme otage, les municipalités sont reléguées dans les combles des bâtiments municipaux, on les humilie, on les persécute, on les menace ; on impose les villes de contributions ou le respect de nos ordres, ou la mort des otages.
Et l’écho des protestations indignées de nos Autorités françaises, admirables dans leur patriotisme et dans leur dédain de l’adversaire, ne nous parvient plus que sous forme d’amendes, de règlements tracassiers, d’interdictions despotiques.

Alors un courant de solidarité s’établit qui unit tous les opprimés ; toutes les barrières, toutes les divergences politiques tombent. Il n’y a plus ni socialistes, ni modérés, il n’y a plus ni patrons ni ouvriers, il n’y a plus que des Français unis dans la même douleur et confondus dans la même espérance.

La ville envahie

Dans la ville envahie, c’est le silence ! les usines sont désertes et vides les vitrines de nos magasins ; partout des affiches allemandes ! Les cloches ne sonnent plus que pour annoncer les victoires de l’occupant. Défense de circuler avec des paquets. […] Si vous êtes porteur d’une marchandise quelconque ou d’une lettre ou d’un extrait de journal, c’est la prison. Vous sortez, avez-vous sur vous votre carte d’identité, n’avez-vous rien laissé chez vous qui puisse faire l’objet d’une perquisition : une bouteille de vin, un imprimé, des provisions, la lettre d’un ami !

C’est l’inquiétude constante, la vie inquiète, la terreur incessante. La porte de chaque maison porte à l’intérieur la liste de tous les habitants de l’immeuble ; si elle est incomplète, tant pis, la carte du ravitaillement est conforme à cette liste, et le manquant mourra de faim ! Défense de loger quelqu’un sans la permission de la Kommandantur, ordre de rentrer chez soi à 8 heures à moins que, sous un prétexte quelconque, on ne punisse tous les habitants en les obligeant à rentrer à 4 ou 5 heures du soir pendant 1 ou 2 mois – et malheur à qui serait en retard d’une seconde !        

Les femmes, oh ! comme elles sont admirables dans leur douleur et dans leur attitude devant l’ennemi ! On a dit qu’on s’amuse aux pays envahis, qu’il y a de nombreux mariages, je proteste énergiquement contre de telles calomnies.

Le devoir

Dans ces foyers où souvent la femme est restée seule, ce sont des conflits permanents, et comme je l’ai dit déjà, des cas de conscience quotidiens ! Faut-il s’exposer à la prison quand on est mère et que les enfants nous réclament ? […]

Faut-il résister quand même et toujours aux ordres qui sont de véritables attentats à la conscience d’un peuple ?
Peut-il y avoir des exceptions ? Y-a-t-il des devoirs qui cèdent le pas à d’autres devoirs ? Appliqueront-ils vraiment les sanctions dont ils nous menacent ? 

Le prêtre devient souvent l’arbitre de ces conflits ; il parle au nom de Dieu, de la patrie, de la conscience humaine. Les autorités civiles n’ont plus de journaux pour transmettre leurs ordres, les réunions en groupes de plus de quatre personnes sont défendues, la chaire seule est restée.

L’Allemand le sait, le prêtre catholique est pour lui l’ennemi qui prêche la résistance ; à toutes les cérémonies du culte il y a des espions en civil.
Les prêtres de nos villes ont subi la prison, beaucoup sont partis en captivité, d’autres ont été condamnés à mort.

Les visites domiciliaires      

Elles se font simultanément dans nos trois grandes villes du Nord.
Quatre ou cinq soldats, sous les ordres d’un chef, entrent dans les maisons. Sitôt la porte franchie, ils se partagent le travail. Avant même que la maîtresse de maison ait pu se ressaisir, les uns montent au grenier, les autres à l’étage, d’autres explorent le rez-de-chaussée et la cave ; impossible de les suivre dans leur besogne, ils sont trop nombreux ; la maison est à leur merci, et bien des choses, en dehors des cuivres et des métaux, disparaissent.
En moins d’une demi-heure, les barres d’escalier, les plaques des portes, la batterie de cuisine, les chaudières, les pendules, les œuvres d’art en cuivre ciselé et en bronze, les lampes, les chandeliers, tous les appareils d’éclairage non indispensables sont enlevés.           

Ils ne reculent devant aucune supplication, les chambres des malades sont visitées comme les autres, peut-être plus que les autres. […] 
Ils mettent les chambres, le salon, la salle à manger, toute la maison dans un état lamentable.

Avant de partir, ils vous interrogent, vous demandent si c’est bien tout, si vous n’avez rien caché. Ils déclarent alors que des gendarmes, des professionnels passeront qui inspecteront l’immeuble et s’assureront que rien n’a échappé à la vigilance des soldats.

Dans les usines

Ce n’est pas seulement dans nos maisons qu’on fouille, qu’on brise et qu’on enlève ; nos usines aussi sont visitées, dépouillées : les cuivres des machines, les coussinets, les transmissions, les conduites de gaz et d’électricité, les câbles, les courroies, les métiers à tisser, les machines à vapeur, les chaudières, les moteurs électriques, les moteurs à gaz, tout est confisqué. Usines qui représentent les dernières formes du progrès, adaptations multiples du mécanisme scientifique, matières premières, matières fabriquées, tout est chargé sur des camions et expédié en Allemagne. En une journée, le fabricant voit son usine pillée, saccagée ; ce n’est pas seulement l’enlèvement de ce qui constitue sa richesse ; c’est aussi l’impossibilité absolue de réparer ses ruines et de remettre sur pied, après la guerre, tout ce matériel nécessaire à la fabrication.

Chez nos cultivateurs 

Dès leur arrivée, les Allemands ont réquisitionné dans les fermes le foin, l’avoine, les pommes de terre, la paille. […]
Et maintenant, les étables sont vides ; là où il y avait vingt-cinq ou trente vaches laitières, il en reste une, au maximum deux, et encore est-on obligé une semaine sur quatre de leur donner le lait pour les soldats. Ce système de roulement leur permet d’en avoir toujours quand nos enfants et nous-mêmes en manquons complètement.        

Les produits du jardin et de la basse-cour leur appartiennent comme le reste ; ils exigent, chaque semaine, une quantité déterminée d’œufs par pondeuse. Le cultivateur reçoit l’ordre d’ensemencer, de planter, de cultiver, d’entretenir ses terres et ses prairies. […] Ils gardent tout, estiment à leur convenance tous les produits du sol et payent avec des bons ; une part de pommes de terre, très minime, est laissée au fermier ; encore doit-il indiquer, chaque semaine, ce qui a été consommé et ce qui reste, les autres produits sont enlevés complètement. À celui qui ne cultive pas, que reste-t-il ? Rien. Le cultivateur français ne pouvant rien lui vendre, il ne lui arrive que des pommes de terre qui passent la frontière. Celui qui les fraude risque sa vie car la pomme de terre est une chose absolument prohibée, et sans avertissement on tire sur les fraudeurs. Voilà pourquoi la pomme de terre se vend 4 fr. le kilo.        

Voilà donc pourquoi, nous manquons de tout aux pays occupés ; tout ce qui se vend en dehors du ravitaillement ne nous arrive qu’au prix de mille dangers, et les choses les plus courantes de la vie ordinaire sont devenues d’une rareté qui en hausse constamment les prix.

Eux-mêmes sont atteints     

Quelques mois après leur arrivée, les soldats allemands découragés par la lenteur de leurs opérations, nous disaient : « Nous kapout, mais vous mourir de faim ». Ce serait vrai sans le comité hispano-américain à qui nous devons tout. C’est l’Allemand, maintenant, qui a faim ; on voit des soldats entrer dans des maisons ouvrières et supplier qu’on leur revende une demi-livre ou une livre de riz, un peu de lard ou de saindoux pour envoyer à leur femme. Les soldats du front sont encore nourris, bien nourris ; mais ceux qui sont dans les étapes mangent le soir une soupe au riz de maïs ou à la betterave et un hareng saur. On les voit, tristes et découragés, trouvant la guerre trop longue, protestant contre la cuisine insuffisante qu’on leur fait, ils cachent leurs faibles rations, en rougissent pour leur pays. Quand ils réclament, on les envoie au front.

La dignité des femmes          

Ce n’est pas seulement dans leurs biens que nos pauvres femmes sont atteintes ; elles le sont aussi dans leur dignité. […] À ces femmes, dénuées de tout, usées par la fatigue et les privations, on offre 5 frs. par jour ; entre la pauvreté et la trahison avec le bien-être, elles n’hésitent pas et choisissent la pauvreté.

Autour du portrait de l’absent, la mère groupe les enfants ; dans leur cœur elle entretient le doux souvenir du héros, de celui dont elle ignore tout et dont elle n’a jamais douté.[…]

De l’autre côté          

Les Allemands ont deux armées, celle qui se bat, celle qui pille et vole. Sur le front nos soldats versent leur sang. Pour faire contrepoids à l’armée qui vole au profit de l’Allemagne, levons-nous ! Dans cette guerre économique qui se fait à côté de l’autre soyons les soldats de l’arrière !

Faisons la guerre aux dépenses inutiles, au gaspillage, au découragement. Appliquons-nous en conscience, en vraies Françaises, les sanctions gouvernementales, ne voyons pas des mesures tracassières là où il n’y a que des mesures de sage prévoyance. Dites-vous qu’un morceau de pain perdu est une faute contre la patrie ! qu’une économie réalisée est une victoire française.

Que sont les petits sacrifices qu’on vous demande auprès de ceux qu’endurent vos pauvres sœurs envahies ? Pourquoi ne les accepteriez-vous pas ces faibles restrictions quand là-bas on les accepte ?
Soldats de l’arrière, Femmes de France, debout ! que toutes celles d’entre nous qui disposent d’une énergie, d’une volonté, d’une influence la mettent au service de la Patrie !
Faisons la guerre au gaspillage, au découragement, semons partout l’espérance, le courage, la foi dans nos admirables soldats ! Au pays envahi tout ce qui représente une influence lutte pour la France, souffre pour Elle ! C’est nous, oui c’est nous, qui donnerons à la France d’hier la France de demain.

Le Télégramme, vendredi 31 août 1917. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/28.