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Les travailleurs chinois du Pas-de-Calais

Début février 1916, L’Humanité publie une série d’articles sur les conditions de recrutement des travailleurs étrangers en Extrême-Orient. Le premier article paraît le 7 février sous le titre "Un gros problème. La main d’œuvre exotique" (le sous-titre précise "Ce qu’on en fait. Ce qu’on doit en faire").

Photographie noir et blanc montrant au premier plan un asiatique, torse nu, portant un sac sur son épaule. À l'arrière plan, d'autres hommes devant un wagon de marchandises.

Un homme fort parmi les travailleurs chinois à Boulogne : "on dit qu'il est capable de porter un sac d’avoine par-dessus son épaule avec seulement une seule main." Boulogne-sur-Mer, le 12 août 1917. Prise de vue : lieutenant Ernest Brooks. Photographie négative sur plaque de verre, 12 x 16,4 cm. Imperial War Museum, Q 2694.

Comme le souligne Marius Moutet, l’auteur de cet article, l’arrivée massive de travailleurs étrangers sur le sol français pose un certain nombre de questions logistiques et culturelles.

Manque de main-d’œuvre

Après le départ des soldats au front, la féminisation du personnel et l’emploi des prisonniers de guerre s’avèrent rapidement insuffisants pour alimenter les énormes besoins de la machine de guerre.

Afin de compenser ce manque de bras, la France et le Royaume-Uni font massivement appel aux travailleurs coloniaux et étrangers, principalement en Afrique du Nord (80 000 Algériens, 100 000 Égyptiens, 35 000 Marocains, 18 500 Tunisiens) et en Asie (21 000 Indiens, 49 000 Indochinois, 100 000 à 137 000 Chinois). Environ 5 500 Malgaches et 20 000 Sud-Africains viennent grossir leurs rangs.

Courrier sur lequel on lit : "Paris, le 20 septembre 1919. Le président de la commission interministérielle à Monsieur le préfet du Pas-de-Calais. Vous m’avez fait connaître le 7 septembre l’ouverture d’une enquête sur les faits reprochés à la main-d’œuvre chinoise employée dans votre département pour lesquels je vous demandais des précisions (suite à la lettre du Service de l’Organisation des Travailleurs coloniaux du 6 septembre). Je vous serai très obligé de vouloir bien me faire connaître d’urgence le résultat de celle-ci. Les mêmes faits qui ont attiré mon attention viennent de se reproduire dans la région d’Arras, à Ligny et à Vaulx-Vraucourt. Il me paraît que des mesures énergiques et immédiates s’imposent pour en éviter le retour. [Réponse manuscrite en dessous] Les Chinois qui se sont rendus coupables de délits et de crimes sont sous les ordres des Anglais et occupés à des travaux de récupération poursuivis par ces derniers. Il n’est pas douteux que des mesures énergiques et immédiates et la répression de ces faits par les autorités anglaises s’imposent. Je l’ai maintes fois signalé et j’ai insisté auprès des Anglais pour que mes administrés soient protégés contre les malfaiteurs qu’emploient nos alliés. Mes démarches se sont heurtées à la plus parfaite indifférence des autorités militaires britanniques ».

Courrier du président de la commission interministérielle de coordination des travaux dans les régions libérées au préfet du Pas-de-Calais, relatif aux agissements de travailleurs chinois, 20 septembre 1919. Archives départementales du Pas-de-Calais, 11 R 1100.

Le cas des travailleurs chinois est particulier, car il relève des deux gouvernements français et anglais. Suite à un accord entre les autorités françaises et chinoises en mai 1916, 36 975 coolies de la région de Canton débarquent en France. De son côté, le gouvernement britannique recrute au sein du Chinese Labor Corps 93 000 à 100 000 travailleurs (les sources anglaises et chinoises ne donnent pas le même chiffre), essentiellement concentrés dans le Pas-de-Calais et la Somme.

Dureté des conditions de vie

Employés pour soutenir l’effort de guerre dans les zones d’arrière-front, ces travailleurs sont envoyés dans les usines ou les mines (la moitié travaille pour l’industrie de guerre), s’occupent des travaux agricoles (pour un tiers d’entre eux) comme de la réfection des routes, creusent ou réparent des tranchées, déchargent les marchandises dans les grands ports du littoral (Calais, Boulogne, Dunkerque), etc.

Courrier manuscrit sur lequel on lit :"Écurie, le 18 juillet 1919. Monsieur le préfet, J’ai l’honneur de solliciter de votre bienveillance, votre intervention auprès de l’armée britannique au sujet du camp de Chinois installé sur le territoire d’Écurie. Ces indésirables Célestes arrachent nos pommes de terre, cueillent les betteraves pour en faire de la salade, dévastent les quelques arbres fruitiers qui ont résisté à la tourmente et les champs d’avoine et blé pour chercher les nids de perdrix ou alouettes, se servent de notre unique puits sans précaution, risquent de casser treuil et câble et de ce fait nous laisser sans eau.  De plus, les quelques crimes commis dans la région commencent à épouvanter nos populations qui réclament avec insistance une surveillance plus active de ces inutiles travailleurs étrangers. Veuillez agréer, Monsieur le préfet, l’assurance de mon profond respect. [signé] Le maire".

Courrier du maire d'Écurie au préfet du Pas-de-Calais concernant la présence de travailleurs chinois dans sa commune, 18 juillet 1919. Archives départementales du Pas-de-Calais, 11 R 1100.

Si le rapatriement d’un grand nombre d’entre eux commence avant même l’annonce de l’armistice, on ne tarde pas à relancer leur immigration en 1919 en prévision de l’immense chantier de reconstruction et du nettoyage des champs de bataille de l’Artois et de Flandres (environ 80 000 hommes répartis en France et en Belgique).

Soumis à la loi militaire, ils sont regroupés dans des camps où les conditions de vie sont très dures. Le Nord et le Pas-de-Calais comptent 17 camps où vivent 96 000 hommes, principalement à Boulogne, Wimereux, Étaples, Calais et Dunkerque.

Entre crainte et curiosité

Les autorités tentent de minimiser les contacts avec la population, notamment avec les femmes françaises. Un arrêté militaire pris à Boulogne en 1918 interdit à la population toute relation familière avec les travailleurs indigènes, chinois, annamites, etc. En vertu de cet arrêté, une jeune Boulonnaise qui avait envoyé une carte à un travailleur chinois est poursuivie devant le tribunal de simple police de la ville. Elle est finalement acquittée (pour en savoir plus, voir l'article du Figaro : journal non politique du 21 juin 1918).

Photographie noir et blanc montrant un travailleurs chinois de dos, en train de lire.

Samer : l'appel dans le camp de travailleurs chinois, 26 mai 1918. Paris, Musée d'histoire contemporaine, Université de Paris. Cliché BDIC. Arcihves départementales du pas-de-Calais, 1 Ph 333.

Mais en réalité, les rapprochements sont beaucoup moins nombreux que les actes de xénophobie subis au quotidien. Jusque-là, les rapports entre coloniaux et autochtones se limitaient aux expositions universelles et coloniales et ce, uniquement dans les grandes villes. On imagine la crainte mêlée de curiosité que provoque leur arrivée dans les campagnes reculées.

Choc des cultures et tensions

Ce choc des cultures, ajouté au travail difficile, au climat rigoureux, à l’enfermement, aux mauvais traitements et, en règle générale, à l’incompréhension mutuelle, font que ces travailleurs souffrent beaucoup de leur séjour dans nos contrées. La cohabitation se révèle difficile, surtout à partir de 1917 où se multiplient les marques d’hostilité émanant des civils, notamment dans l’Audomarois où se cristallisent les plaintes.

Les tensions s’accumulent au point que, le 19 septembre 1919, le préfet écrit au ministre des Régions libérées pour lui demander que le département soit délivré de cette main-d’œuvre qui "terrorise" la population . Il détaille :

La population est terrorisée par les vols, les actes de brigandages, les crimes commis par des travailleurs. La situation est devenue absolument intolérable. Les habitants sont obligés de se barricader entre eux, ils ne peuvent se risquer dans leurs champs qu’en nombre et seront obligés de quitter leur commune si les Chinois pillards, voleurs et assassins n’en sont pas éloignés.

Photographie noir et blanc montrant un homme asiatique devant une cabane.

Ouvrier asiatique à Étaples, s.d. Archives départementales du Pas-de-Calais, 88 J 30.

On trouve en effet dans les dossiers instruits par la cour d’assises du Pas-de-Calais (2 U 238-245) quelques affaires de rixes suivies d’un homicide, mais leur nombre reste très limité et elles semblent concerner des règlements de comptes communautaires.

Au lendemain de la reconstruction, quelques-uns décident de rester malgré tout en France. Une grande majorité d’entre eux regagnent leurs pays d’origine, mais d’autres, épuisés, s’éteignent.
Quinze cimetières du Pas-de-Calais totalisent 644 tombes chinoises.

Carte du Pas-de-Calais sur laquelle sont représentés les camps et cimetières chinois.

Camps et cimetières chinois dans le nord-est de la France. Carte tirée de la publication de S. Thomas, "Des travailleurs chinois en Gohelle pendant la Grande Guerre", Gauheria n° 52, pp. 45-58, 2003. Archives départementales du Pas-de-Calais, PC 1598/10.

Au cimetière de Pont-de-Briques se dresse toujours un monument en forme de pagode, sur lequel on peut lire : À la mémoire des travailleurs chinois enterrés dans ce cimetière, morts en service en France pendant la Grande Guerre. Ce monument a été érigé par leurs confrères. Décembre 1919 .

Les compagnies chinoises et la reconstruction dans le Pas-de-Calais : un exemple en 1919

Parmi d'autres, 4 250 travailleurs, dépendant de dix compagnies chinoises, ont sillonné le Pas-de-Calais en 1919, affectés au service des travaux de première urgence ou à des entrepreneurs pour le nivellement des sols :

  • Janvier-février 1919 : Achiet-le-Petit, Boisleux-Saint-Marc, Corbehem, Rivière ;
  • Mai 1919 : Allouagne, Auchy-les-Mines, Barlin, Billy-Montigny, Laventie, Loos-en-Gohelle, Robecq, Sallaumines, Vaudricourt, Verquigneul ;
  • Juillet-août 1919 : Adinfer, Beaumetz, Berles, Bienvillers, Blairville, Ficheux, Foncquevillers, Hamelincourt, Ransart, Sapigny, Wailly ;
  • Ainsi qu’un groupement de 230 travailleurs affecté à la Compagnie des mines de Marles à Lapugnoy.

La Grande Reconstruction. Reconstruire le Pas-de-Calais après la Grande Guerre. Catalogue de l’exposition présentée aux archives départementales du Pas-de-Calais du 9 novembre 2000 au 24 février 2001, Arras, 2000, pp. 47-48. Archives départementales du Pas-de-Calais, BHD 1130.

Pour aller plus loin

  • La Grande Reconstruction. Reconstruire le Pas-de-Calais après la Grande Guerre. Catalogue de l’exposition présentée aux archives départementales du Pas-de-Calais du 9 novembre 2000 au 24 février 2001, Arras, 2000. Archives départementales du Pas-de-Calais, BHD 1130 ;
  • L. DORNEL, Les étrangers dans la Grande Guerre, Paris, Musée de l’histoire de l’immigration, 2014, 87 p. Archives départementales du Pas-de-Calais, BHA 1921 ;
  • L. MA (dir.), Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale, Paris, CNRS éditions, 2012, 560 p. ;
  • L. MA, "La Chine et les travailleurs chinois dans la première Guerre mondiale", Monde chinois, 2012, n° 32 ;
  • S. THOMAS, "Des travailleurs chinois en Gohelle pendant la Grande Guerre", Gauheria, 2003, n° 52, pp. 45-58. Archives départementales du Pas-de-Calais, PC 1598/10.

Webographie