La presse n’est pas le seul média à subir la censure. Le cinéma est en effet très étroitement contrôlé au nom du maintien de l’ordre public et ceci bien avant le début des hostilités. Une décision du Conseil d’État du 3 avril 1914 soumet en effet les films à l’autorisation des maires. Ceux susceptibles de provoquer des désordres ou jugés dangereux pour la morale publique sont tout simplement interdits.
Cette censure est renforcée avec l’arrivée de la guerre. La propagande du gouvernement s’empare de cet outil ; les "films patriotiques" sont privilégiés et chaque séance est précédée d’un bulletin d’actualités, savamment sélectionnées et mises en scène.
À propos de cinémas
Nous lisons dans la "Dépêche de Lille" qui se publie actuellement à Paris :
Le maire de Boulogne vient de prendre un nouvel arrêté rappelant aux directeurs des établissements cinématographiques qu’il leur est interdit
de faire paraître des films représentant des scènes de nudité ou de moralité douteuse, de même que des drames policiers mettant en scène des actes de banditisme.De prime abord, cette décision paraît fort simple et de nature à satisfaire tout le monde.
L’arrêté de la municipalité est cependant critiqué, et un journal local dénonce
les entraves apportées à la libre direction des entreprises cinématographiques par des rigueurs et des exigences que rien ne justifie.Le cinéma serait, d’après notre confrère, indispensable à la prospérité de la ville et la fermeture d’un de ces établissements prendrait les proportions d’un événement dont toute "la population serait victime".
Ceci est exagéré, car bien des gens qui ne fréquentent pas les spectacles cinématographiques ne se posent pas de ce fait en victimes ̶ au contraire. [censure] la question qui se pose est celle de la composition des films, qui n’est jamais négligeable, mais qui a une importance particulière en temps de guerre.
La Croix du Pas-de-Calais, dimanche 4 juin 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PE 135/18.
La circulaire du ministre de l’Intérieur du 3 juillet 1916 encadre les modalités de diffusion des films. Ceux-ci subissent une triple censure : après avoir obtenu le visa d’exploitation de la préfecture de police, ils passent devant la commission de censure cinématographique créée en 1916 à l’initiative du ministère de l’Intérieur, avant d’être soumis au jugement des maires.
Chaque film doit être accompagné d’une fiche constatant le visa réglementaire. Faute de celui-ci, les cinématographes s’exposent à des pénalités.
Boulogne-sur-Mer, le 3 juillet 1916,
Le Préfet du Pas-de-Calais
À Monsieur le Sous-Préfet de Saint-PolM. le Ministre de l’Intérieur m’adresse la circulaire suivante :
Par une circulaire en date du 19 avril 1913, l’un de mes prédécesseurs vous a recommandé de faire usage des pouvoirs que vous confèrent les articles 97 et 99 de la loi du 5 avril 1884 pour interdire, dans toute l’étendue de votre département les représentations par les cinématographes, des crimes, exécutions capitales [ note 1] et d’une façon générale de toutes scènes à caractère immoral et scandaleux.
Le Conseil d’État, saisi de plusieurs pourvois formés contre des arrêtés municipaux qui avaient réglementé les représentations cinématographiques ou interdit certaines catégories de films dangereux pour l’ordre public, a décidé, le 3 avril 1914 que les cinématographes rentrent dans la catégorie des spectacles de curiosités et autres établissements de même genre régis par l’article 4 du titre XI de la loi des 16-24 août 1790, l’article 3 du décret de la convention du 1er septembre 1793 et l’article 6 du décret du 6 janvier 1864 ; que, par suite, ces spectacles sont soumis à l’autorisation des maires, dont les pouvoirs, en cette matière, ont été confirmés par les articles 91 et 97 de la loi du 5 avril 1884. En conséquence, le Conseil d’État a déclaré que les maires ont le droit de soumettre les représentations cinématographiques à la réglementation qu’ils jugent utile d’édicter en vue du maintien de l’ordre public, de décider qu’aucun film ne pourrait être reproduit publiquement sans être, au préalable, soumis à la censure de l’autorité municipale et d’interdire les scènes qu’il jugerait susceptibles de provoquer le désordre ou dangereuses pour la moralité publique.
La Préfecture de police a adopté comme règle de ne permettre la représentation publique d’un film qu’autant qu’il a obtenu son visa, consigné sur une fiche mentionnant le titre du film. Estimant qu’il convient d’étendre ce régime à toute la France et considérant qu’il est matériellement impossible aux autorités locales d’exercer le contrôle préventif, j’ai constitué une Commission chargée d’examiner les films dont la représentation est projetée. Pour tout film admis, il sera remis une carte signée par l’un des membres de la Commission. Au point de vue strictement légal, cette carte ne peut constituer par elle-même une autorisation. Ce droit n’est réservé qu’aux autorités municipales en vertu des articles 91 et 97 de la loi du 5 avril 1884 ou à l’autorité préfectorale en vertu de l’article 91 de la dite loi. Mais elle est destinée à donner à ces diverses autorités une indication précise leur facilitant l’exercice de leurs droits.
En conséquence, je vous prie de prendre les dispositions nécessaires pour interdire dans votre département la représentation des films qui n’auront pas obtenu le visa de mon administration ou qui ne seront pas munis des cartes délivrées jusqu’à ce jour par la Préfecture de police.
Je vous recommande de porter ces dispositions à la connaissance des maires en leur signalant l’intérêt qui s’attache à ce qu’ils ne permettent que les films admis à l’exclusion de tous autres. En outre, il y aura lieu de prévenir les exploitants de cinématographes que, dans le cas où ils représenteraient des films non visés ou substitueraient à un film admis un film non visé, l’autorisation qui leur a été accordée leur serait immédiatement retirée. Il vous appartient, en vertu de l’article 99, de vous substituer aux autorités municipales, si vous estimez que cette façon de procéder constitue une garantie nécessaire.
J’ajoute que les autorités préfectorales et municipales ont le droit d’interdire les films admis dans le cas où elles jugeraient pour des considérations d’ordre local que leur reproduction peut présenter des inconvénients.
Le Ministre de l’Intérieur,
MALVYVous voudrez bien veiller à la stricte exécution des prescriptions de cette circulaire qui sera insérée dans le prochain recueil des actes administratifs et donner toutes instructions utiles à la police et à la gendarmerie de votre arrondissement.
Je vous prie, en outre, de m’en référer chaque fois que vous estimerez qu’il y a lieu pour mon administration de se substituer aux autorités municipales.
Le Préfet
Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 Z 321.
Notes
[ note 1] Après le scandale de l’exécution de la bande à Pollet, filmée à Béthune en 1909 (pour en savoir plus sur cette affaire, voir l'article La bande à Pollet).