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Halte aux cartes postales licencieuses !

Pendant toute la durée du conflit, la carte postale est un lien important entre les poilus et leur famille. Favorisée par les autorités militaires dès les premiers jours de la guerre, son utilisation comme moyen de correspondance est d’autant plus encouragée qu’elle facilite le travail des censeurs, n’ayant pas à ouvrir le courrier. Aux cartes officielles s’ajoute une large production privée.

Si l’entrée en guerre gêne dans un premier temps leur conception en raison de la mobilisation des salariés et des libraires, puis de l’occupation par les troupes allemandes de régions comprenant d’importants centres d’édition, la demande est telle que des dizaines d’entreprises de taille plus ou moins modeste vont s’organiser pour alimenter le marché. Elles adoptent même une stratégie de spécialisation, en choisissant l’un des trois grands types de cartes diffusées :

  • les cartes-vues (photographies en noir et blanc de lieux ou de troupes),
  • les cartes dites fantaisie-patriotique (mises en scènes photographiques réalisées en studio et parfois retouchées),
  • et enfin les cartes dessinées (souvent satiriques).

Dans les premières semaines du conflit, des milliers de cartes postales évoquent la patrie et tournent l’ennemi en dérision, avant qu’un motif ne sorte du lot fin 1914, celui des atrocités commises.

Fin 1915, les représentations des Allemands et les scènes de combats se raréfient : les grandes batailles de 1916 ne donnent lieu qu’à l’édition d’un nombre réduit de cartes illustrées. On observe également un net déclin des portraits des grands chefs, omniprésents au début du conflit. Les motifs qui dominent désormais la production concernent le folklore et l’intime. Cette iconographie insiste sur l’opposition très forte entre le front (un monde très masculin) et l’arrière (le monde des femmes et des enfants), et une part importante d’images porte son attention sur le cas particulier des permissionnaires. 

Salubrité publique

Le Président de la Ligue contre la licence des rues nous demande d’insérer la lettre suivante.

Nous le faisons d’autant plus volontiers que certaines excitations au vice, dans une ville aussi éprouvée qu’Arras, dans une ville où la mort plane sans cesse sur nos têtes, nous apparaissent comme une chose véritablement inconcevable.

"Nous aurions pu penser que la guerre avec ses souffrances, ses misères, ses ruines, ses désastres, ses deuils, qui atteignent presque toutes les familles françaises allait arrêter le débordement de cartes postales galantes, et contraires aux bonnes mœurs.

"Au début de la guerre, il faut le reconnaître, il s’était opéré une sorte d’épuration spontanée, les vitrines étaient plus décentes ; presque irréprochables.

"En présence du danger imminent que courait la France, alors qu’il s’agissait pour elle d’être ou de n’être plus, alors que des centaines de mille de familles étaient en deuil, que nos soldats dans les tranchées étaient exposés le jour et la nuit à toutes les intempéries des saisons, à des souffrances inouïes, à une mort toujours imminente, les vendeurs de cartes postales avaient compris que ce serait un outrage à nos défenseurs, à nos martyrs, que d’exposer à leurs vitrines des gaudrioles, des galanteries et des polissonneries dont un bon nombre sont imprimées en Allemagne, made in Germany.

"Dans un bon mouvement ils les avaient remplacées à leur étalage par des cartes postales patriotiques représentant des scènes de la vie militaire, de combats, de victoires, des portraits de généraux, des vues de villes et de monuments dévastés.

"Le succès de ces cartes fut grand, et méritait de l’être, car elles contribuaient à leur façon au succès de la cause de la patrie et de nos alliés.          

"Ce beau mouvement d’épuration morale n’a malheureusement pas duré ; au courant patriotique et guerrier est venu se mêler un courant moins pur de pornographie. Le débordement de licence et d’immoralité un moment comprimé, est devenu pire qu’avant la guerre.

"On ne comptait alors que quelques magasins, qui vendaient des cartes postales légères et impudiques ; aujourd’hui ils sont légion.

"Il semble que le sens de la pudeur se soit émoussé chez des gens qui au fond ne sont pas malhonnêtes, mais qui, entraînés par l’exemple du voisin, se disent : puisque la vente de ces cartes est tolérée, puisque l’on ne poursuit pas, faisons comme les autres !

"Il est certain que ces cartes ne sont pas exemplaires… mais l’argent n’a pas d’odeur ! D’ailleurs elles ont la vogue… puis en temps de guerre un peu de distraction ne nuit pas !

"Si l’autorité, absorbée par les préoccupations de la guerre, ne poursuit pas, c’est qu’elle compte sans doute sur les sociétés de moralité publique autorisées par elle et dont c’est la mission.

"Le scandale des cartes postales galantes et licencieuses n’a que trop duré ; il s’accroît tous les jours et menace de tout envahir ; aux sociétés contre la licence des rues d’intervenir et de mener une campagne énergique d’épuration. L’opinion des honnêtes gens, dont elles ont recueilli les plaintes trop justifiées, les soutiendra.

"La lutte sera peut-être vive, mais elles auront le dernier mot.

"Pour le bureau de la Ligue contre la licence des rues.                                                   

Le président : G. DELATTRE.

[…]

Le Lion d’Arras, vendredi 15 décembre 2016. Archives départementales du Pas-de-Calais, PF 92/2.     

Carte postale couleur montrant un homme et une femme en tenue légère dans un lit.

"Bon pour six jours de bonheur", s.d. Collection particulière. Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 Num 01 30/305.

Contrairement aux dessins porteurs d’un discours patriotique ou haineux à l’encontre de l’ennemi, les illustrations des cartes galantes répondent à des attentes bien différentes. Elles servent de support à un échange d’ordre privé et permettent de traduire des sentiments personnels entre deux individus. Considérées comme légères et impudiques, elles sont dénoncées par les sociétés de moralité telles que la Ligue contre la licence des rues.

La profusion de ce type de cartes postales durant la guerre prouve, s’il en était besoin, le peu d’impact de ces campagnes "d’épuration", d’autant que la fréquence d’envoi de cartes nécessitait de se procurer sans cesse de nouveaux modèles pour ne pas renvoyer un même motif plusieurs fois de suite au même destinataire. 

Les cartes postales obscènes et l’armée

Lettre ouverte au ministre de la Guerre, au général commandant, au gouverneur de Boulogne et à tous les patriotes 

Messieurs,

Renan, au lendemain de la guerre de 1870-1871, écrivait dans la "Réforme intellectuelle et morale" : "La qualité qui donne la victoire à une race sur les peuples qui l’ont moins, c’est la chasteté". 

On a souvent cité la réponse de Godefroy de Bouillon à des Musulmans qui admiraient sa vigueur herculéenne : Ne vous étonnez point ; je suis robuste parce que je suis chaste

Il n’existe pas de loi historique plus vérifiée que celle-là , disait récemment au Sénat, M. de Lamarzelle.

Nous avons plus que jamais besoin de toute la vigueur, de toute l’endurance de nos soldats, de leur esprit de sacrifice poussé à l’extrême, au milieu des fatigues surhumaines qu’ils ont à supporter, des périls mortels auxquels ils sont tous les jours exposés.

Que doit-on penser de ceux qui – à l’heure tragique où nous sommes, alors qu’il s’agit de savoir si la France et le monde avec elle resteront libres ou s’ils deviendront esclaves, s’ils tomberont sous le joug ignominieux des Huns et des Turcs ; à l’heure où plusieurs de nos départements du Nord et de l’Est, où presque toute la Belgique, toute la Serbie, le Monténégro, une partie de la Roumanie sont dévastés, pillés, ravagés, réduits à l’état de servitude – que doit-on penser, dis-je, de ceux qui travaillent à débiliter nos soldats et ceux de nos alliés, en mettant sous leurs yeux des images amollissantes, des cartes postales abjectes, dépravatrices, dont l’effet ne peut être que d’affaiblir leur courage, et de les exciter à la débauche ?

Qu’on ne dise pas que nous exagérons le mal ; qu’il ne s’agit que de cartes légères, grivoises, galantes, voici en effet ce que nous lisons dans le "Bulletin d’informations anti pornographiques", du mois d’octobre 1916, le dernier paru :

Nous savons de source certaine qu’il se fait dans les villes de l’arrière-front et jusque dans les tranchées un commerce de photographies des plus obscènes, qui produisent sur l’esprit de nos jeunes gens des effets déplorables .  […]

La "Croix du Pas-de-Calais" et le "Télégramme" signalaient récemment une condamnation prononcée par le tribunal d’Amiens pour semblable délit confirmée par la cour d’appel.

Enfin, il y a quelques jours, le tribunal correctionnel de Boulogne condamnait une femme de Calais pour avoir exposé des statuettes représentant des nudités. Or, les cartes-postales licencieuses en montrent bien d’autres…

Nous pourrions allonger considérablement la liste des condamnations pour outrages à la morale publique, pour vente ou exposition de dessins lascifs ou obscènes.

Juvénal, dans un vers fameux, dit que la débauche est plus meurtrière que la guerre : "luxuria sœvior armis".

Demandez l’avis des médecins-majors à l’arrière-front et ils vous diront que ce qui était vrai du temps du grand satiriste romain l’est encore aujourd’hui, que la luxure produit parmi les troupes des ravages effrayants et immobilise un grand nombre d’hommes. […]

Comme on l’a vu par les jugements et arrêts qui précèdent ; comme on peut le voir par les nombreux articles des journaux publiés sur cette question, nos troupes ne sont pas plus à l’abri de ce fléau que celles d’autres nationalités. Il y a là un très grave danger au point de vue de la défense nationale, au point de vue de la natalité, c’est-à-dire de l’avenir du pays.

Or il est reconnu par ces arrêts que les cartes et gravures "plus ou moins grivoises et les dessins démoralisateurs" qui s’efforcent de rendre le vice aimable, séduisant, en l’enguirlandant de fleurs plus ou moins artistiques, contribuent largement à ces déplorables résultats. Cette cause n’est pas la seule, mais elle est une des principales.

L’autorité militaire, de même que l’autorité judiciaire, n’aurait-elle pas des mesures énergiques à prendre contre ceux, éditeurs et vendeurs, qui consciemment ou inconsciemment, travaillent à démoraliser le soldat, et qui nuisent ainsi à la défense nationale ? – C’est ce que nous examinerons dans un prochain article.

Guillaume Delattre
Président de la Section boulonnaise de la Ligue contre la licence des rues.

La Croix, mardi 28 novembre 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PE 135/18.

Carte postale couleur montrant un soldat et une femme enlacés dans cinq médaillons avec les légendes suivantes : "Entrée avec ou sans sauce", "Hors d'oeuvre et fantaisies variées", "Entemets : choisir de préférence entre les deux, crème ou chocolat", "Rôti de poils ou de plumes", "Dessert lentement... le beau fruit choisi de l'étreinte aimée de ton coeur ravi !". En dessous, deux bouteilles de champagne débouchée.

"Menu d'amour",s.d. Collection particulière. Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 Num 01 30/360.

Créée en 1894 par le sénateur René Bérenger, la Ligue contre la licence des rues lutte contre toutes formes de débauche (pornographie, prostitution, alcoolisme, etc.) et n’hésite pas à traîner en justice toute publication ou manifestation jugée contraire aux bonnes mœurs.

Ce type de mouvement n’est pas spécifiquement français, d’autres pays se dotent au début du 20ième siècle de sociétés combattant le vice et la luxure. Œuvrant pour une harmonisation de la législation européenne, elles décident de se réunir et créent les 21 et 22 mai 1908 à Paris le premier congrès international contre la pornographie.

La guerre met dos à dos les anciens amis qui, pourtant, luttaient ensemble contre les maux universels gangrénant leurs pays respectifs. Dans la tourmente, chacun s’accuse respectivement d’immoralité. Comme en 1871, l’Allemagne se présente comme droite et pure face à une France dépravée, dégénérée et licencieuse. À l’inverse, les anti-pornographes français reprochent à l’ennemi d’avoir répandu la turpitude au sein de la société française.

Cartes licencieuses : les sanctions

Quels moyens de défendre nos enfants, nos soldats, nos femmes, contre l’exposition sur la voie publique, des cartes postales pornographiques ?

Pour les gravures nettement obscènes, la justice intervient, comme le prouvent les condamnations que nous avons rapportées ; mais cela suffit-il ?

Les condamnations sont souvent trop anodines, en présence de la gravité du délit.

Il faudrait plus qu’une amende légère : la prison devrait être infligée. En outre, tout individu condamné pour avoir vendu des cartes et estampes obscènes devrait se voir interdire le droit d’exercer ce commerce de cartes postales et gravures à l’avenir, autrement, on peut être presque certain, vu son absence de sens moral, qu’il recommencera, comme cela s’est vu presque toujours.

Seulement, il vendra sous le manteau, dans son arrière-magasin, en s’entourant de mille précautions.

Pour les pornographes, qu’ils s’exercent dans les arts graphiques, dans le genre littéraire ou dramatique, le gain c’est tout, la honte, [le] stupre  ne sont rien.

Il faudrait pour eux rétablir les anciennes lois sur la censure et sur la librairie ; en revenir au besoin au régime des brevets.

L’État cherche par tous les moyens à se créer des ressources, il y a là un moyen, et très moral, de s’en procurer d’importantes : ce serait d’établir, comme cela existe en Angleterre pour les "public-houses", pour les débits d’alcool, le régime des licences. C’est-à-dire qu’il faudrait acheter à beaux deniers comptants le droit d’exercer des professions, susceptibles d’être dangereuses pour la santé physique ou morale. […]

Tout le monde est à peu près d’accord contre l’obscénité, même la presque unanimité des vendeurs de cartes postales – sauf quelques mercantis et malfaiteurs publics, pour qui la morale est une vieille balançoire. Mais faut-il n’attendre que l’obscénité révoltante, immonde ? […]

L’obscénité grossière n’est pas, au dire de bien des penseurs, aussi redoutable que l’immoralité voilée sous les charmes de l’art, que le vice rendu aimable.

L’obscénité pure dégoûte, révolte ; on s’en écarte, pour peu qu’il reste au fond de l’âme un peu de pudeur.

D’ailleurs les vendeurs de ces produits corrupteurs savent qu’ils s’exposent aux sévérités de la loi ; qu’il y a de gros risques à courir.

Aussi préfèrent-ils folâtrer autour de ces plates-bandes défendues, sans y pénétrer. Ils s’approchent de la flamme le plus possible, tout en prenant des précautions pour ne pas s’y brûler.

Les cartes légères, galantes, grivoises, lestes, polissonnes, égrillardes, le demi-nu, le nu complet ne les effraient pas, au contraire, le genre louche, équivoque, les attire toujours. […]

Un préjugé enhardit les vendeurs de cartes postales déshonnêtes, c’est que la loi n’interdit l’exposition ou la vente que des cartes ou gravures obscènes ; c’est pourquoi ils appliquent tous leurs soins à côtoyer l’obscénité, sans y verser en plein.

Ils se trompent : les lois du 2 août 1882, 16 mars 1898 et 7 avril 1908 atteignent les dessins, gravures, images obscènes ou contraires aux bonnes mœurs. Elles prévoient deux cas distincts : celui d’obscénité, et celui d’opposition aux bonnes mœurs.

Que les vendeurs de cartes suspectes ouvrent un bon dictionnaire, qu’ils consultent l’étymologie latine du mot obscène, et ils verront que ce mot, derrière lequel ils s’abritent, ne signifie pas seulement ce qui est immonde, boueux, fangeux, mais aussi – surtout lorsqu’il s’applique à des peintures ou gravures – ce qui est déshonnête, tout ce qui blesse la pudeur et la pureté. […]

Mais qu’ils ne s’imaginent pas qu’on soit désarmé contre eux.

Les autorités militaires françaises et anglaises ont entre leurs mains un moyen énergique de protéger leurs soldats contre les dangers de l’intoxication physique ou morale.

L’avertissement : consigné aux militaires, en anglais out of bounds, affiché sur les magasins, après enquête sérieuse sur la moralité des cartes, suffirait pour épurer certains étalages. D’autre part, les sociétés de moralité publique, les comités des pères ou mères de famille peuvent déposer plainte près du parquet, et pour les débits de tabacs invoquer la circulaire du directeur de l’administration des contributions indirectes ; ils peuvent intervenir utilement près des chefs de gare et de la librairie Hachette, et obtenir satisfaction.

Le public enfin doit s’habituer à faire lui-même sa police morale et mettre à l’index les maisons qui s’obstineraient à vendre des cartes contraires aux bonnes mœurs.

Mais nous conservons l’espoir qu’il ne sera pas nécessaire de recourir à ces moyens coercitifs, et que la grande majorité des vendeurs de cartes postales, parmi lesquels nous en connaissons d’irréprochables, écouteront plutôt la voix de l’honneur et celle du patriotisme, et s’abstiendront d’exposer et de vendre des gravures licencieuses. Des progrès ont été faits dans la voie de l’épuration, nous avons la confiance qu’ils s’accentueront.

Guillaume Delattre
Président de la Section locale de la Ligue contre la licence des rues.

La Croix, mercredi 7 décembre 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PE 135/18.