Archives - Pas-de-Calais le Département
Les informations contenues dans cette page ne sont valables avec certitude que jusqu'à cette date et heure.

Le galibot de Lens, Georges Carpentier, vainqueur à Londres

De la nécessité de filmer les rencontres pour éviter les erreurs d'arbitrage ?

Créé dans un climat de tensions racistes, pour répondre à la victoire aux championnats du monde poids lourds du boxeur noir américain Jack Johnson, et devant les échecs successifs de ses challengers, le championnat de race blanche ("White Hopes") naît en janvier 1913. Vainqueur le 1er janvier 1914, le boxeur américain Edward "Gunboat" Smith (1887-1974) doit céder son titre dès le 16 juillet à Georges Carpentier (1894-1975). Le 26, ce dernier bat encore le Britannique Kid Jackson, à Bordeaux ; la déclaration de guerre, puis la défaite de Johnson en avril 1915, amènent la disparition du championnat du monde blanc.

Carpentier vainqueur, mais…

C'est sur une faute de son adversaire, d'ailleurs manifestement dominé, que l'arbitre lui a attribué la victoire

Londres, 16 juillet.

J'ai bon espoir de triompher, disait, lundi, Gunboat Smith, comme on lui faisait part de l'admirable confiance en soi de Carpentier ; cependant, si je suis battu, je lèverai volontiers mon chapeau devant mon vainqueur et n'hésiterai pas à reconnaître en lui le meilleur boxeur blanc du monde.
Le champion américain, le tombeur de Jack Jeffries, de Joe Jeannette, de Sam Langford, de Moran, a pu s'exécuter ce soir. Après un combat magnifique, qui a fait l'admiration des milliers de sportsmen qui y ont assisté, l'ancien galibot de Lens, devenu champion français, l'a emporté au sixième round sur son adversaire et s'est vu décerner, au milieu de l'enthousiasme général, le titre si envié et bien mérité de champion du monde des poids mi-lourds.

L'enthousiasme du public

C'est, en effet, ce soir, à neuf heures quinze, que devaient se rencontrer, sur le ring élevé au centre de l'immense vaisseau que constitue l'Olympia, et où, il y a quelques semaines, avait lieu le concours hippique, les deux fameux boxeurs Carpentier et Gunboat Smith.
Plus d'une heure au moins avant le moment fixé pour l'apparition des deux adversaires, les 15 000 places que contient l'énorme salle, et dont les prix variaient entre 10 et 150 francs, étaient occupées, et les pronostics allaient leur train.

On peut dire que toutes les nationalités étaient représentées. On était particulièrement frappé du nombre considérable de Français qui avaient passé le détroit pour assister à ce match sensationnel, et de celui, non moins considérable, de dames qu'il avait attirées.
Vous aurez une idée de l'intérêt qu'il a soulevé dans le monde entier par ce fait que certains journaux américains n'avaient pas hésité à faire installer, sur la table même des journalistes, un appareil Morse relié par un fil spécial au câble traversant l'Atlantique entre l'Irlande et New-York. À mesure que le correspondant écrivait la description du match, l'opérateur la transmettait aux États-Unis où le nom du vainqueur fut connu exactement trente secondes après qu'il eut- été prononcé par l'arbitre.

Comme hier, Carpentier a été aujourd'hui, et jusqu'au dernier moment, le grand favori, en dépit des magnifiques victoires remportées par son adversaire, et on le donnait encore à 5 contre 4, au moment où il se présentait sur le ring, tant il paraissait dispos et en peine possession de ses moyens.

Autour de l'estrade, une assistance d'élite était groupée. Il y avait là, en effet, en dehors de boxeurs connus, comme Bombardier Wells, qui étaient venus voir lutter les deux fameux pugilistes, des sénateurs américains, des pairs d'Angleterre, des membres du Parlement et du corps diplomatique ; on chuchotait même qu'un membre de la famille royale était présent.
Avant le morceau de résistance, on assista à la rencontre de Bandsman Blake contre Tom Leary, qui fut battu en quatre rounds ; à celle d'Arthur Duncan contre Dai Roberts, qui le battit aux points, et enfin à la victoire de Pite Maskill sur Jack Goldswain.

Premier choc

Bref, il est 9 h 45 quand Carpentier apparaît et monte sur le ring, au milieu des hurrahs, des applaudissements et des cris d'encouragement, applaudissements qui accueillent également Gunboat Smith quand celui-ci le rejoint, deux minutes plus tard.

Les seconds s'étant retirés du ring, le coup de gong retentit et les deux adversaires, au milieu d'un silence religieux, se précipitent l'un sur l'autre, en corps à corps. S'étant séparés, Smith se jette sur Carpentier et lui décoche un coup bas du gauche, ce qui lui vaut un avertissement de l'arbitre. Smith ayant alors donné un direct très rapide au côté droit de Carpentier, ce dernier riposte par quelques coups du droit, en se maintenant près de son adversaire. L'avantage du premier round n'en reste pas moins à l'Américain.

Au second round, c'est Carpentier qui l’emporte, atteignant dès le début, d'un formidable uppercut du droit, son adversaire, qu'il envoie dans les cordes, où il le maintient, et, vif comme l'éclair, il lui décoche ensuite un direct du gauche en pleine figure.

Au troisième round, Smith se fait de nouveau avertir par l'arbitre pour avoir porté un coup du gauche qui atteint Carpentier trop bas. À la fin du troisième round, les deux adversaires n'en restent pas moins à égalité.

Le quatrième round est particulièrement dramatique. Carpentier, d'un terrible coup du droit, tente de mettre son adversaire hors de combat, mais Smith parvenant à y échapper, le champion français ne se laisse pas décourager. Il poursuit son adversaire. Un second coup manque son but ; mais le troisième, un formidable direct du gauche au corps, fait chanceler Gunboat Smith. Avec une rapidité foudroyante, Carpentier double du droit et abat l'Américain pour neuf secondes. Mais peut-être l'arbitre a-t-il compté trop lentement, car déjà les seconds de Carpentier se sont précipités dans le ring pour acclamer leur homme. Cependant, à la dernière seconde, l'arbitre. M. Corri, annonce que Smith n'était pas knock-outé, le, boxeur américain s'étant, en effet, relevé à temps.

Au cinquième round, on sent nettement que la victoire va à Carpentier. Son adversaire s'efforce néanmoins de faire bonne figure en cherchant le corps à corps ; mais le champion français déjoue habilement cette tactique et Smith reçoit encore une dure punition.

Smith est hué par les spectateurs

Au sixième et dernier round, le corps à corps reprend. Les deux adversaires se frappent mutuellement des deux poings. Carpentier, s'étant dégagé, frappe du gauche la tête de Smith, et, dans son élan, perd l'équilibre et tombe sur les genoux.

Gunboat, qui a encaissé sans broncher, se jette alors sur lui et, sans attendre que Carpentier se soit relevé, lui décoche à la tête un coup qui l'étourdit et l'empêche de se redresser. Il semble que l'Américain n'ait pu retenir son coup à temps. Il n'en est pas moins hué par le public et disqualifié par l'arbitre, tandis que Carpentier, la tête entre les mains, est entraîné dans son coin par ses soigneurs qui s'emploient aussitôt à le ranimer. Ce n'est qu'avec difficulté qu'ils parviennent à lui faire reprendre ses sens ; cependant que Smith, malgré les huées, refuse de quitter le ring.

À la fin, la foule se montre si hostile que force lui est de se retirer pour n'être pas malmené. La colère était, en effet, d'autant plus grande que beaucoup estimaient que l’Américain aurait dû être déclaré knock-out à la fin du quatrième round, lorsque les soigneurs de Carpentier se précipitèrent sur le ring. À leur avis, les dix secondes étaient écoulées quand l'Américain se releva.

Cette magnifique victoire vaut à Carpentier, en dehors de son titre de champion du monde, une bourse de 112 500 francs.

Le "plus fameux match du siècle"

Tous les journaux anglais consacrent de très longs articles au match de ce soir, qui est, d'après eux, le plus fameux du siècle, et félicitent notre compatriote de sa magnifique victoire.

Beaucoup d'entre eux estiment, en effet, que, sans la précipitation avec laquelle les soigneurs de Carpentier entrèrent dans le ring à la fin du quatrième round, lorsque l'arbitre, M. Eugène Corri, venait de compter la neuvième seconde de Smith, ce dernier eût été déclaré knock-out, et le triomphe du champion français eût été complet. Ils sont unanimes à reconnaître sa formidable rapidité, sa science consommée, la façon admirable dont il sait profiter des moindres fautes de son adversaire, toutes qualités qui font de lui, surtout étant donné son âge, le plus remarquable boxeur blanc du monde. Il ne lui reste plus, disent de nombreux sportsmen anglais, qu'à se rencontrer avec le champion noir Jack Johnson.

Quant à Smith, on fait remarquer, avec juste raison, sa persistance à frapper trop bas, ce qui lui attira, d'ailleurs, plusieurs avertissements. Il n'en gagne pas moins 50 000 francs.
Au cours d'une interview qu'il a accordée, ce soir, avant le combat, il déclarait qu'il se sentait aujourd'hui beaucoup plus en forme que lorsqu'il triompha, à Boston, de Sam Langford. Cette déclaration est tout à l'honneur de Carpentier, car elle donne à sa victoire toute son importance.

Le Petit Parisien, 17 juillet 1914

La victoire de Carpentier n’est plus discutée

Au quatrième round, Smith était resté 14 secondes à terre. Le champion français donnera sa revanche à Smith et relève le défi de Bombardier Wells

Londres, 17 juillet.

Les incidents qui ont marqué le match sensationnel qui a eu lieu, hier soir, à l'Olympia, entre Gunboat Smith et Carpentier, ont donné lieu, dans presque tous les journaux, aux interprétations les plus variées. C'est ainsi que certains ont protesté contre la lenteur avec laquelle l'arbitre, M. Eugène Corri, a compté, à la fin du quatrième round, le boxeur américain jeté à terre par un formidable crochet du Français.

D'autres journaux jugent sévèrement la hâte avec laquelle les soigneurs de Carpentier ont envahi le ring avant que les dix secondes aient été annoncées. Ce point est dès maintenant réglé. Il est hors de doute – le chronométreur officiel en a convenu lui-même – qu'un espace de quatorze secondes s'est écoulé entre le moment où M. Corri a compté la première seconde et celui où il a compté la neuvième. Régulièrement, Smith aurait dû être proclamé knock-out.

D'autre part, certains experts ont mis en doute la réalité du coup reçu sur la nuque au sixième round par Carpentier, alors qu'il était encore à genoux. Le coup a été également vérifié de la façon la plus indiscutable par les photographies prises et plus spécialement par le film cinématographique, qui montrent nettement le poing de Smith sur la tête du boxeur français alors que celui-ci a encore le genou droit sur le plancher du ring.

Ces photographies prouvent, d'ailleurs, les procédés discutables de Gunboat Smith. On le voit notamment saisissant, au quatrième round, la jambe de Carpentier, pour essayer de l’entraîner dans sa chute.

Le jeune champion français était aujourd'hui aussi frais qu'hier et rien dans son visage ne permettait de soupçonner la lutte d'hier soir.
Il est venu, cet après-midi, toucher dans les bureaux de la Sporting Life le montant de la bourse gagnée hier. Son adversaire n’en a pas fait autant, il porte d'ailleurs à la joue la marque d'un des formidables crochets de Carpentier. Celui-ci a, dès aujourd'hui, accepté de se rencontrer à nouveau avec Smith.

Il a également accepté le défi que lui a lancé Bombardier Wells. La rencontre de ce dernier avec le champion français se fera à Londres.

Le Petit Parisien, 18 juillet 1914

 Retour de Carpentier à Paris

Le célèbre boxeur français Georges Carpentier a quitté Londres ce matin par le train de dix heures, à la gare de Charing-Cross. Près de deux mille personnes ont acclamé le populaire athlète.

À Folkestone

Il est arrivé à Folkestone par le rapide de Londres à 11 heures 50. Il s’est embarqué aussitôt sur le paquebot à destination de Boulogne en compagnie de son manager Descamps.
Sur le même paquebot se trouvait la championne d’Angleterre Miss Ver Nesves qui participera dimanche à la dixième traversée de Paris à la nage.

À Boulogne

Une réception enthousiaste a été réservée à notre champion national Georges Carpentier. Les Sociétés sportives avaient envoyé leurs délégations. À sa descente de paquebot, Carpentier a été acclamé et un champagne d’honneur lui a été offert au buffet.
Carpentier a pris place à 2h10 dans le rapide 72 qui doit arriver à Paris-Nord à 5h20.

À la gare du Nord

Une foule énorme attendait le jeune champion à la gare du Nord. L’affluence était telle que Monsieur Taléry, chef de gare principal, dut organiser un service d’ordre important.
Des barricades furent placées dans la salle des pas perdus pour neutraliser la voie 19 sur laquelle devait arriver le train. Les agents ne laissaient passer que les personnes munies de billets. Dans la cour d’arrivée, le passage était impossible malgré le service d’ordre.
Lorsque Carpentier parut, une énorme acclamation retentit ; saisi par de nombreux bras, Carpentier moins rassuré certainement que devant l’adversaire le plus redoutable, fut placé sur de robustes épaules et porté ainsi jusqu’au boulevard de Denain, où ses admirateurs mirent fin à son supplice et le placèrent dans un taxi-auto, en route pour le faubourg Montmartre, où avait lieu une réception au journal l’"Auto".
Le taxi emportant le champion avançait lentement dans le faubourg où la circulation était interrompue.
Lorsque Carpentier parut au balcon, les acclamations recommencèrent et à l’"Auto" eut lieu une courte réception.

Le Mémorial artésien, Journal républicain quotidien. Politique, littéraire et agricole, 20 juillet 1914

Paris acclame Carpentier vainqueur

Paris, toujours vibrant, toujours enthousiaste pour récompenser la valeur, pour saluer l'effort – quel qu'il soit – a fait hier à Georges Carpentier une réception admirable…
Paris savait que le jeune héros de la boxe avait quitté Charing Cross à Londres par le train de 10 heures du matin et qu'il débarquerait par le rapide de 5 heures 20. Aussi Il était presque impossible d'entrer à la gare du Nord dès 5 heures.
Dans la cour de l'arrivée, un service d'ordre très important, dirigé par un officier de paix, tentait avec beaucoup de peine de maintenir la foule et de livrer passage aux personnes qui avaient réellement affaire en cet endroit.

À 5 heures 20 exactement, le rapide de Boulogne entrait en gare.
Allégrement Carpentier, l'air fort joyeux, sautait de son wagon de première, serrait hâtivement les mains des quelques amis qui avaient réussi à fléchir le service d'ordre et se dirigeait vers la sortie, à l'angle de la salle des douanes… À peine dehors… ce fut un hourvari effrayant : "Vive Carpentier… Bravo Georges... Hourra !" et même : "Vive la France !"

Mais il fallait passer… Alors, sur un signe de leur chef, une dizaine d'agents de la brigade de réserve… donnèrent – un peu énergiquement même. On se serait bientôt cru un soir d'émeute. Le champion, malgré tout, poussé, bousculé et enlevé sur les épaules de ses intimes, fut alors porté dans l'auto qui l'attendait.
Rapidement la voiture tenta de démarrer, mais pas assez vite pour empêcher quelques forcenés admirateurs de s'installer sur les ressorts arrière… Les autres suivirent au pas de course… jusqu'au faubourg Montmartre, où un champagne d'honneur était offert au vainqueur de Smith par notre confrère L’Auto.

Ce que dit Carpentier

Là, un peu ému de la réception que venait de lui faire le bon peuple de Paris, Carpentier nous dit quelques mots.

"Smith est, à n'en pas douter, un "cogneur" de premier ordre, et je comprends très bien que la plupart de ses combats se soient terminés par le knock-out de ses adversaires. Mais, à mon sens, il manque nettement de vitesse, et, partant, de précision. Sa tactique m'a semblé être celle-ci : fondre sur moi de tout le poids de ses poings, m'« esbrouffer » puis m'assommer… Et de fait, dès le signal donné, d'un saut il se précipita. Mais j'avais tout mon sang-froid : j'esquivai… et l'ouragan passa. Dans les rounds suivants, ce fut mon tour : malgré la garde très fermée de Smith, je plaçai quelques coups heureux, et, lorsque, au quatrième round, je l'envoyai à terre, j'estime que je le tenais à ma merci. Maintenant, que vous dire des incidents qui marquèrent ce combat ? Sur le moment, fidèle à la direction de mon manager Descamps, je ne cherchai point à m'en rendre compte. Mais je pus les juger quelques heures plus tard. En effet, à trois heures du matin, j'assistai à la projection du film pris au cours du combat. Je pus alors constater que Smith n'avait pas toujours été d'une rigoureuse correction sportive. Mais, de cela, je ferai mon profit, et si, comme il en est question, je dois me rencontrer à nouveau avec mon adversaire de jeudi, peut-être lui sera-t-il difficile de placer des coups irréguliers…"

Sur ces mots, Carpentier nous quitta, tandis que retentissaient de bruyantes acclamations saluant le glorieux champion.

À Londres, ç'avait été du délire

Londres, 18 juillet.

Carpentier, en quittant Londres ce matin, a été l'objet d'une ovation qu'il n'est pas près d'oublier. Une foule immense s'était, en effet, massée près de l'hôtel où il était descendu, pour tâcher de lui serrer la main ou tout au moins de l'acclamer une dernière fois. Dès que le champion du monde parut, des bravos éclatèrent de toutes parts et l'enthousiasme subit de la foule surprit Carpentier lui-même, qui avait été reçu de semblable façon à son arrivée. De même, à la gare de Charing-Cross, une multitude d'admirateurs s’étaient massés sur les quais pour revoir une dernière fois la figure sympathique du jeune boxeur. Aussi, lorsqu’il prit place dans le train, de nombreuses dames lui envoyèrent des baisers et les hommes agitèrent chapeau et mouchoir en criant : "Au revoir !"

Quelques instants auparavant, le jeune boxeur avait remis à un journaliste, afin qu'il soit communiqué à toute la presse, un message de remerciements pour l'accueil chaleureux qui lui a été fait partout durant son séjour ici.
Il a annoncé également qu’il comptait revenir à Londres le 28 juillet prochain.

Le Petit Parisien, 19 juillet 1914