C'est sur une faute de son adversaire, d'ailleurs manifestement dominé, que l'arbitre lui a attribué la victoire
Londres, 16 juillet.
J'ai bon espoir de triompher, disait, lundi, Gunboat Smith, comme on lui faisait part de l'admirable confiance en soi de Carpentier ; cependant, si je suis battu, je lèverai volontiers mon chapeau devant mon vainqueur et n'hésiterai pas à reconnaître en lui le meilleur boxeur blanc du monde.
Le champion américain, le tombeur de Jack Jeffries, de Joe Jeannette, de Sam Langford, de Moran, a pu s'exécuter ce soir. Après un combat magnifique, qui a fait l'admiration des milliers de sportsmen qui y ont assisté, l'ancien galibot de Lens, devenu champion français, l'a emporté au sixième round sur son adversaire et s'est vu décerner, au milieu de l'enthousiasme général, le titre si envié et bien mérité de champion du monde des poids mi-lourds.
L'enthousiasme du public
C'est, en effet, ce soir, à neuf heures quinze, que devaient se rencontrer, sur le ring élevé au centre de l'immense vaisseau que constitue l'Olympia, et où, il y a quelques semaines, avait lieu le concours hippique, les deux fameux boxeurs Carpentier et Gunboat Smith.
Plus d'une heure au moins avant le moment fixé pour l'apparition des deux adversaires, les 15 000 places que contient l'énorme salle, et dont les prix variaient entre 10 et 150 francs, étaient occupées, et les pronostics allaient leur train.
On peut dire que toutes les nationalités étaient représentées. On était particulièrement frappé du nombre considérable de Français qui avaient passé le détroit pour assister à ce match sensationnel, et de celui, non moins considérable, de dames qu'il avait attirées.
Vous aurez une idée de l'intérêt qu'il a soulevé dans le monde entier par ce fait que certains journaux américains n'avaient pas hésité à faire installer, sur la table même des journalistes, un appareil Morse relié par un fil spécial au câble traversant l'Atlantique entre l'Irlande et New-York. À mesure que le correspondant écrivait la description du match, l'opérateur la transmettait aux États-Unis où le nom du vainqueur fut connu exactement trente secondes après qu'il eut- été prononcé par l'arbitre.
Comme hier, Carpentier a été aujourd'hui, et jusqu'au dernier moment, le grand favori, en dépit des magnifiques victoires remportées par son adversaire, et on le donnait encore à 5 contre 4, au moment où il se présentait sur le ring, tant il paraissait dispos et en peine possession de ses moyens.
Autour de l'estrade, une assistance d'élite était groupée. Il y avait là, en effet, en dehors de boxeurs connus, comme Bombardier Wells, qui étaient venus voir lutter les deux fameux pugilistes, des sénateurs américains, des pairs d'Angleterre, des membres du Parlement et du corps diplomatique ; on chuchotait même qu'un membre de la famille royale était présent.
Avant le morceau de résistance, on assista à la rencontre de Bandsman Blake contre Tom Leary, qui fut battu en quatre rounds ; à celle d'Arthur Duncan contre Dai Roberts, qui le battit aux points, et enfin à la victoire de Pite Maskill sur Jack Goldswain.
Premier choc
Bref, il est 9 h 45 quand Carpentier apparaît et monte sur le ring, au milieu des hurrahs, des applaudissements et des cris d'encouragement, applaudissements qui accueillent également Gunboat Smith quand celui-ci le rejoint, deux minutes plus tard.
Les seconds s'étant retirés du ring, le coup de gong retentit et les deux adversaires, au milieu d'un silence religieux, se précipitent l'un sur l'autre, en corps à corps. S'étant séparés, Smith se jette sur Carpentier et lui décoche un coup bas du gauche, ce qui lui vaut un avertissement de l'arbitre. Smith ayant alors donné un direct très rapide au côté droit de Carpentier, ce dernier riposte par quelques coups du droit, en se maintenant près de son adversaire. L'avantage du premier round n'en reste pas moins à l'Américain.
Au second round, c'est Carpentier qui l’emporte, atteignant dès le début, d'un formidable uppercut du droit, son adversaire, qu'il envoie dans les cordes, où il le maintient, et, vif comme l'éclair, il lui décoche ensuite un direct du gauche en pleine figure.
Au troisième round, Smith se fait de nouveau avertir par l'arbitre pour avoir porté un coup du gauche qui atteint Carpentier trop bas. À la fin du troisième round, les deux adversaires n'en restent pas moins à égalité.
Le quatrième round est particulièrement dramatique. Carpentier, d'un terrible coup du droit, tente de mettre son adversaire hors de combat, mais Smith parvenant à y échapper, le champion français ne se laisse pas décourager. Il poursuit son adversaire. Un second coup manque son but ; mais le troisième, un formidable direct du gauche au corps, fait chanceler Gunboat Smith. Avec une rapidité foudroyante, Carpentier double du droit et abat l'Américain pour neuf secondes. Mais peut-être l'arbitre a-t-il compté trop lentement, car déjà les seconds de Carpentier se sont précipités dans le ring pour acclamer leur homme. Cependant, à la dernière seconde, l'arbitre. M. Corri, annonce que Smith n'était pas knock-outé, le, boxeur américain s'étant, en effet, relevé à temps.
Au cinquième round, on sent nettement que la victoire va à Carpentier. Son adversaire s'efforce néanmoins de faire bonne figure en cherchant le corps à corps ; mais le champion français déjoue habilement cette tactique et Smith reçoit encore une dure punition.
Smith est hué par les spectateurs
Au sixième et dernier round, le corps à corps reprend. Les deux adversaires se frappent mutuellement des deux poings. Carpentier, s'étant dégagé, frappe du gauche la tête de Smith, et, dans son élan, perd l'équilibre et tombe sur les genoux.
Gunboat, qui a encaissé sans broncher, se jette alors sur lui et, sans attendre que Carpentier se soit relevé, lui décoche à la tête un coup qui l'étourdit et l'empêche de se redresser. Il semble que l'Américain n'ait pu retenir son coup à temps. Il n'en est pas moins hué par le public et disqualifié par l'arbitre, tandis que Carpentier, la tête entre les mains, est entraîné dans son coin par ses soigneurs qui s'emploient aussitôt à le ranimer. Ce n'est qu'avec difficulté qu'ils parviennent à lui faire reprendre ses sens ; cependant que Smith, malgré les huées, refuse de quitter le ring.
À la fin, la foule se montre si hostile que force lui est de se retirer pour n'être pas malmené. La colère était, en effet, d'autant plus grande que beaucoup estimaient que l’Américain aurait dû être déclaré knock-out à la fin du quatrième round, lorsque les soigneurs de Carpentier se précipitèrent sur le ring. À leur avis, les dix secondes étaient écoulées quand l'Américain se releva.
Cette magnifique victoire vaut à Carpentier, en dehors de son titre de champion du monde, une bourse de 112 500 francs.
Le "plus fameux match du siècle"
Tous les journaux anglais consacrent de très longs articles au match de ce soir, qui est, d'après eux, le plus fameux du siècle, et félicitent notre compatriote de sa magnifique victoire.
Beaucoup d'entre eux estiment, en effet, que, sans la précipitation avec laquelle les soigneurs de Carpentier entrèrent dans le ring à la fin du quatrième round, lorsque l'arbitre, M. Eugène Corri, venait de compter la neuvième seconde de Smith, ce dernier eût été déclaré knock-out, et le triomphe du champion français eût été complet. Ils sont unanimes à reconnaître sa formidable rapidité, sa science consommée, la façon admirable dont il sait profiter des moindres fautes de son adversaire, toutes qualités qui font de lui, surtout étant donné son âge, le plus remarquable boxeur blanc du monde. Il ne lui reste plus, disent de nombreux sportsmen anglais, qu'à se rencontrer avec le champion noir Jack Johnson.
Quant à Smith, on fait remarquer, avec juste raison, sa persistance à frapper trop bas, ce qui lui attira, d'ailleurs, plusieurs avertissements. Il n'en gagne pas moins 50 000 francs.
Au cours d'une interview qu'il a accordée, ce soir, avant le combat, il déclarait qu'il se sentait aujourd'hui beaucoup plus en forme que lorsqu'il triompha, à Boston, de Sam Langford. Cette déclaration est tout à l'honneur de Carpentier, car elle donne à sa victoire toute son importance.