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Évacuation d’Arras sous les obus

Le 23 juin 1915, des obus commencent à pleuvoir sur l’ambulance du Saint-Sacrement, tuant cinq civils. Trois jours plus tard, le 26 juin, le bombardement reprend avec une intensité qui n’est pas sans rappeler les pilonnages intensifs d’octobre.

Madeleine Wartelle nous décrit ces terribles journées :

Malheureusement, la terrible menace planait toujours. Le 23 juin elle devint une réalité.

Pourtant là-haut, tout au sommet du fin clocher ajouré, deux pavillons ont été hissés : l’un d’eux n’est plus qu’une hampe nue, l’autre porte encore un grand lambeau blanc croisé de rouge. Et les Allemands le voient bien !

À la tombée du jour – 6 heures 45 –, quelques obus éclatent à cent mètres en arrière. À l’ambulance, personne ne s’inquiète : nombre de fois déjà les batteries ennemies ont arrosé le voisinage. Dans la nuit du 26 mars, des obus de 77 ne sont-ils pas tombés sur le bâtiment même, ne causant, heureusement, que des dégâts matériels ?

Un court moment se passe. Le pointeur raccourcit son tir. Cette fois, un obus tombe en deçà, au milieu du parc, coupant au pied un gros marronnier. Puis, de nouveau, le tir s’allonge ; il est maintenant rectifié et juste : c’est bien à la Croix-Rouge qu’ils en veulent. Une rafale d’obus de gros calibre s’abat sur l’ambulance. Dans la chapelle, une grande brèche est ouverte. Les plus importants dégâts se produisent dans l’une des deux ailes perpendiculaires à la grande façade.

En l’espace de quelques minutes, les quatre-vingts blessés ont été mis à l’abri dans les caves : aucun d’eux ne sera atteint. Dans le personnel de l’ambulance, plusieurs majors et infirmières sont touchés. Cinq nouvelles victimes civiles ajoutent leurs noms à la liste déjà longue, et, parmi elles, sœur Sainte-Jeanne qui prodiguait, au péril de sa vie, ses soins attentifs aux blessés. […]

L’obus meurtrier, un 380, pénétra dans le bâtiment à la hauteur du second étage. Il pulvérisa tout sur son passage, traversa au-dessous des chambres des officiers, la salle de triage des blessés au rez-de-chaussée, et tomba dans la grande cuisine du sous-sol, où il fit cinq victimes. On ne peut se faire une idée de la dévastation qu’il laissa derrière lui : il faut l’avoir vue soi-même ! […]

Déjà, les quatre-vingts blessés ont été évacués dans la nuit, et, ne pouvant continuer dans la cité son œuvre bienfaisante, l’ambulance se réorganise ailleurs.

Trois jours après, le 26 juin, dès sept heures du matin, le bombardement reprend avec une violence inouïe qui rappelle les premiers jours d’octobre. Cette fois, des obus de très gros calibres, des 420 même, se joignent aux 210. Et cela dure jusqu’à trois heures de l’après-midi pour reprendre encore au crépuscule.

Les dégâts sont effroyables.

Près du Vélodrome, à "l’Alcazar", neuf personnes, dont quatre enfants, sont asphyxiés dans une cave. Sur deux points – boulevard Crespel et Marché-aux-Chevaux –, le Crinchon, qui passait sous terre, coule maintenant à ciel ouvert, la voûte du souterrain qui l’abritait ayant été crevée par les obus. Les maisons effondrées ne se comptent plus. Dans la rue Méaulens, un incendie dévore le couvent des Chariottes et plusieurs bâtiments voisins.

L’autorité militaire s’émeut de voir encore tant de civils et songe à donner un ordre d’évacuation générale. Beaucoup d’habitants se rendent compte qu’avec les engins employés, les caves les plus solides ne peuvent résister. D’eux-mêmes, ils vont le soir prendre place dans les autos mises à leur disposition.

La décision prise, ils ont embrassé d’un dernier regard la demeure humble ou luxueuse à laquelle toutes les fibres de leur être les attachaient. Le cœur profondément meurtri par ce suprême adieu et s’efforçant de ne pas regarder en arrière, ils se sont alors mis en route vers l’inconnu : que sera demain ?

Ainsi, chaque jour, Arras se vide.

Madeleine WARTELLE, Les Cités meurtries. Arras (1914-1915), Paris, librairie de l'Éclair, s.d. (Les champs de bataille 1914-1915), pp. 36-37. Archives départementales du Pas-de-Calais, BHD 386.

L’autorité militaire – en la personne du général de Vignacourt – a en effet insisté auprès de l’administration pour procéder à l’évacuation des habitants, ainsi qu’en témoigne le courrier transcrit ci-dessous :

Arras, le 26 juin 1915,

Le Général Commandant d’Armes
à Monsieur Gerbore, vice-président du Conseil de Préfecture

Le Général Commandant le 17e Corps d’Armée prescrit que l’évacuation de la population civile d’Arras sera immédiatement organisée de concert entre le Général Commandant d’Armes et les autorités civiles.

Il ne sera toléré en dehors des employés et fonctionnaires qui assurent certains services dont le maintien sera jugé indispensable que quelques gardiens de maisons de sexe masculin régulièrement reconnus par le Maire.

Je fais venir de suite le Commissaire de police afin de lui faire faire un recensement des personnes qu’il y aurait lieu de transporter en voiture. Vous voudriez bien me faire la liste des fonctionnaires et employés que vous estimez devoir rester.

Je vous prie de vous entendre également à ce sujet avec le Maire et d’inviter celui-ci à me faire connaître également la liste des gardiens de maisons hommes qu’il désire maintenir. Je désire si possible avoir dès demain matin une 1ère liste de départ afin que je puisse aviser le Général Commandant le Corps d’Armée qui désire que l’évacuation se fasse le plus tôt possible.

Cette 1ère liste comprendrait :

  • les hommes susceptibles de marcher ;
  • les femmes, enfants et hommes qu’il faudrait transporter en voiture.

Signé : Général de Vignacourt.

Lettre du général de Vignacourt, commandant d’armes, adressée à Jules Gerbore, vice-président du conseil de préfecture, 26 juin 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, M 5569.

À son tour, le préfet rapporte la situation au ministre de l’Intérieur :

Intérieur
27 juin 1915

La situation que je vous ai exposée le 24 est toujours aussi grave à Arras : la ville est restée soumise à un bombardement d’une violence inouïe et sans précédent quant au calibre des projectiles dont beaucoup sont des obus de 305 et 380 et 420.

Dans la seule journée d’hier on évalue leur nombre à plusieurs milliers. Il y a de nombreuses victimes dont quarante civils tués. Une famille entière a été asphyxiée dans sa cave sans qu’il ait été possible encore de retirer les cadavres. Sur divers points des incendies ont détruit des groupes entiers d’immeubles. La préfecture a subi de nouveaux et graves dommages ainsi que la prison. Les ravages causés et le danger permanent avaient amené le commandant du 17e corps à décider l’évacuation totale et forcée de la ville, mais en présence des objections qui lui ont présentées sur les inconvénients d’une opération générale sur la résistance certaine de nombreux habitants qui depuis dix mois s’efforcent au mépris de la mort de protéger leurs foyers, le commandant de la Xe armée a restreint cette mesure aux communautés religieuses et maisons de retraite, aux indigents dont le transport successif sur Rouen par Doullens commence ce soir.

Je ne négligerai rien pour amener la population – surtout les femmes et les enfants – à se réfugier dans l’intérieur ou sur l’arrière, ou en la limitant autant que possible aux fonctionnaires et agents dont le maintien peut être utile, aux commerçants dont la présence est indispensable pour le ravitaillement, aux hommes ayant à assurer la garde des immeubles privés, des édifices publics, des locaux administratifs. J’ai pris toute disposition pour faciliter le départ des indigents, les munir des secours de route nécessaires jusqu’au point de destination.

Mon fidèle collaborateur M. Gerbore, vice-président du conseil de préfecture, est demeuré à Arras pour veiller à l’application de ces dispositions, il donne une fois de plus la preuve de son magnifique courage, de son admirable sens du devoir… Si une dérogation pouvait être apportée à la décision prise par le gouvernement de n’accorder aucune distinction honorifique civile pendant la guerre, nuls plus que lui et le maire de la ville martyre, M. Rohart, ne la justifieraient.

Rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 27 juin 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, M 5569.