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L’armée anglaise

Photographie noir et blanc montrant un défilé de soldats dans une rue pavée.

Troupes anglaises défilant rue des Fontinettes, à Calais. Photographie. Archives départementales du Pas-de-Calais, 43 Fi 120.

En première page de son numéro du 7 décembre, La France du Nord publie une chronique dithyrambique sur l’armée anglaise, signée par l’écrivain français Pierre Hamp. Bien que l’entente franco-britannique ait été entraînée par le jeu des alliances, le journaliste loue dans son plaidoyer l’investissement et les sacrifices que le Royaume-Uni a dû consentir et supporter pour venir en aide à ses alliés. Les portraits, témoignages et situations présentés ou argumentés ici sous différents aspects par Pierre Hamp rappellent l’implantation de cette armée singulière au sein de notre territoire et dans la vie de ses habitants.

De son vrai nom Henri Bourrillon, Pierre Hamp (Nice, 1876-Le Vésinet, 1962) connaît bien la Grande-Bretagne, pour y avoir travaillé comme cuisinier dans des grands hôtels de Londres et de Brighton entre 1894 et 1899. De retour en France à 24 ans, il suit les cours de l'Université populaire de Belleville, où il est formé par le géographe Henri Baulig et l’essayiste Jean Schlumberger. À ces relations s’ajoutent d’autres contacts, avec Charles Péguy et les Cahiers de la Quinzaine, Paul Desjardins, animateur du groupe de l’Union pour la vérité, ou Léon Blum.
Employé aux écritures à la compagnie du chemin de fer du Nord à partir de 1902, il devient successivement secrétaire à l’inspection d’Orchies (1903), sous-chef de gare (des marchandises) à Boulogne (1904), puis à Calais-Maritime (1906). En 1908, il entre à l'École spéciale des travaux publics et réussit le concours de l'inspection du travail : il est ainsi affecté à Lille puis à Cambrai.

Ingénieur au ministère de l’Armement et des Munitions pendant la Première Guerre mondiale, il est coéditeur de La Dépêche coloniale de 1922 à 1928. Nommé chef adjoint du cabinet de Pierre Laval au ministère des Travaux publics (1927), il doit démissionner à la suite d’un scandale ; il redevient inspecteur du travail indépendant en 1929, est directeur de l'apprentissage à la société des moteurs Gnome et Rhône (1931-1942), mais aussi professeur à l'école d'hôtellerie de Saint-Paul-L'Ermite (actuelle commune de Repentigny) au Canada.

Publié dès 1908 grâce à Péguy et Desjardins, il a parcouru comme journaliste la France, l'Europe centrale, l'Afrique du Nord avec son ami André Gide en 1923 et les États-Unis. Cet autodidacte trilingue est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages et d'enquêtes sur son époque et la condition ouvrière, de quatre pièces de théâtre et de plus de trois cents articles publiés dans une centaine de journaux et revues.

L'armée anglaise

Les habitants des pays de France défendus par l’armée anglaise donnent à nos alliés une sympathie que le long contact rend plus solide. Le soldat anglais a d’abord été, dans les villes d’où il chassait l’Allemand, le libérateur. On lui tendait les enfants. La guerre de tranchées a ensuite fixé les hommes, tout l’hiver, aux mêmes lieux de campement où on a vécu avec eux.

Ce séjour prolongé du soldat a donc permis aux caractères des deux races de se comprendre. Le combattant anglais est maintenant mieux que l’allié. Il est l’ami. L’adaptation s’est faite. L’habitant qui loge les jeunes hommes des contingents nouveaux retient les noms de ceux qui ne sont pas revenus de la tranchée. Des familles ajoutent à penser à leur fils, soldat français penser à l’ami, soldat anglais. Des combattants des deux armées sont liés dans le même esprit maternel. Le sentiment du peuple des pays où se bat l’armée anglaise devance ainsi les raisons supérieures par lesquelles la France et l’Angleterre deviennent plus qu’alliées : fraternellement amies.

Au-dessus des clauses rédigées de collaboration, tant de sang britannique incorporé à la terre de France crée une affection à laquelle aucune habileté politique ne parviendrait. Cinq cent mille hommes de l’armée anglaise sont tombés depuis le début de la guerre ; cinquante mille rien qu’à Loos.

Ces soldats ont avancé à la mort par libre adhésion. Aucune sanction pénale n’existe encore envers le citoyen anglais qui ne prend pas les armes. Cependant l’armée anglaise compte plus de deux millions d’hommes. Il faut reprendre l’histoire du monde à la France en 1792 et aux croisades pour trouver une levée spontanée de combattants aussi fervente. Les volontaires anglais sont les frères en sacrifice des soldats de la Révolution française. Ils sont venus de bon cœur. Sachons rester joyeux de leur serrer la main. L’Angleterre et la France composent l’axe de soutien d’une civilisation aimable. Leur union sang à sang est garante du rythme de l’humanité. Sur elles s’établit une gravitation morale. Elles mettent tout ce qui est lumière au-dessus de tout ce qui est ombre. Leur alliance n’est plus seulement une œuvre momentanée de nécessité militaire mais l’association définitive de deux esprits pour le commencement d’une clé du monde .

Les erreurs que l’Angleterre, surprise sans forces de terre, aura commises émergeront à peine pour l’Histoire, de l’immensité de son effort. Elle restera l’improvisatrice qui aura levé en un an plus de deux millions de volontaires, fusil en main. Et la masse d’hommes qui surgiront encore d’elle étonnera l’ennemi.

Être attentif au goût national des Anglais pour le combat à coups de poing aide à les comprendre. Même là, ils ne se ruent pas. Leur tactique pugilistique est patiente. Elle use l’adversaire par le "longing" et ne frappe à fond que lorsqu’il est essoufflé. En ce championnat du monde contre l’Allemagne, ils la veulent mettre à bout d’haleine pour l’abattre et qu’elle ne puisse plus se relever.

Français, vifs à l’attaque, nous avons l’amour des habiletés triomphales qui viennent vite à bout des choses. La race anglaise ne s’y applique point tant. Sa grande qualité physique est le long souffle et sa force d’âme, ne pas savoir désespérer. Une humanité composée de la ténacité anglaise et de l’allégresse d’esprit française émettrait une force impérissable.

L’active solidarité des colonies anglaises, ce loyalisme à l’Empire de millions d’hommes établis sur toute la circonférence de la terre fournit ce fait rare d’un patriotisme ardent qui n’est pas enclos de frontières sujettes à l’agression. Ce lien établi sans aucune œuvre de force entre des races diverses, est la grande victoire morale de l’Angleterre en cette guerre et par quoi elle prouve sa noble manière de diriger les hommes. Sans coercition, elle les meut, par millions, vers le sacrifice.

Après la honte sur le monde de la brutalité germanique s’il reste une fierté d’être homme, c’est par exemple des Français face à l’ennemi et des Anglais venus librement se joindre à eux.

Que l’Allemagne ait été au régime militaire du volontariat, du libre choix entre le sacrifice et l’abstention, aurait-elle réussi à rassembler en un an deux millions d’hommes de bonne volonté ?

Les soldats de l’armée anglaise projettent sur l’Empire britannique une plate gloire. La ferveur au métier militaire des contingents nouveaux est remarquable. Les places des villes où ils cantonnent sont piétinées par leurs fréquentes manœuvres. Ils sont soldats de toute leur profonde adhésion : du mouvement d’armée à l’assaut aux tranchées. Ils s’appliquent à s’aguerrir. C’est une armée d’une grande foi. Elle travaille inlassablement.

Devant ses hommes équipés pour la relève en première ligne, qui formaient à la voix des sergents leurs alignements irréprochables, un officier nous disait :

"Ne nous reprochez pas comme le goût d’arriver tard et de devoir par cela souvent jouer la difficulté. L’âme anglaise est ainsi faite : peu fougueuse, mais irréductible. C’est parce que nous nous décidons lentement, qu’ensuite nous ne savons pas démordre. Nous manquons de quelque agilité, mais reconnaissez que nous sommes invincibles dans la persistance. Il faut nous décapiter pour que nous desserrions les dents. Nous avons mordu l’Allemagne, et son bras blessé ne tachera pas notre tête.
Patientez. Nous sommes des inexorables. Tout l’Empire britannique, où jamais le soleil ne se couche, travaille au triomphe. Notre détermination n’a jamais eu qu’un sens, et nous ne savons pas changer. Nous avons, à travers l’Histoire, toujours fini ce que nous avons commencé. Notre lenteur même fait de nous des irréductibles. Nous sommes du pays où l’on reste fiancé pendant sept ans. Nos fiançailles avec la Victoire se prolongent, mais nous l’épouserons magnifiquement.
Il nous a fallu, pour nous battre sur terre, tout improviser, sauf le courage. Nous avons quelquefois mis un pied dans l’erreur. C’est un pas à refaire, et nous en apprenons à mieux marcher et plus sûrement. Tout sert à qui est inlassable.
Nous serons supérieurs à nous-mêmes. Notre ténacité devine que, plus haute qu’aucune inimitié qui fut jamais dans le passé séculaire entre la France et l’Angleterre, montera dans l’avenir leur amitié.
Les joyaux de la victoire seront pour vous. Rien de ce que nous pourrions obtenir ne viendrait au prix de la clarté et de la grandeur de la France ornée de l’Alsace-Lorraine reconquise.
Que demanderons-nous ? Des territoires ? Une indemnité ? Ce sera pour nous un moyen d’affaiblir l’Allemagne plus qu’une nécessité de réparer nos forces.
Nous voudrons la flotte : un amas de ferraille scientifique, indigne de porter un pavillon si elle n’a pas cherché l’honneur de la bataille en haute mer".

L’officier marcha devant ses hommes vers les tranchées, en butte au canon allemand et, tirant son épée claire, il prononça lentement, frappant les syllabes : "Vive la France !"

Pierre HAMP

La France du Nord, mardi 7 décembre 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 16/93.