Archives - Pas-de-Calais le Département
Les informations contenues dans cette page ne sont valables avec certitude que jusqu'à cette date et heure.

Fermeture du centre Georges-Besnier jusqu'à nouvel ordre

En raison d’une panne du chauffage du Centre Georges-Besnier, sa salle de lecture (Arras) ferme jusqu’à nouvel ordre. Pour toute recherche administrative urgente sur les fonds conservés sur le site concerné (archives contemporaines et presse ancienne), nous vous invitons à nous contacter pour une communication par correspondance ou, en cas de nécessité pratique, pour organiser une session de consultation en salle de lecture du Centre Mahaut-d’Artois des documents nécessaires à votre recherche.

Nous vous prions de nous excuser pour la gêne occasionnée et vous remercions par avance de votre compréhension.

L'incendie du palais Saint-Vaast

De nombreux témoignages relatent l’incendie et la destruction de l’abbaye Saint-Vaast les 5 et 6 juillet 1915. Deux articles publiés dans Le Lion d’Arras décrivent précisément les événements qui se déroulent lors de ces journées et l’émotion qu’engendre la destruction de ces richesses patrimoniales.

Le premier est le rapport de l’agent de la police auxiliaire Louis Vignez qui explique avec beaucoup de détails ce qu’il a vu pendant la première nuit d’incendie. Le second est le témoignage d’un militaire en première ligne dans le secteur de Chanteclerc (au nord d’Arras) qui assiste impuissant à l’incendie de la cathédrale et en visite les ruines le lendemain.

Résumé de l’Incendie du Palais-St-Vaast - 5 et 6 Juillet 1915

Nous, agent Vignez, le 5 juillet 1915, à 16 heures, un incendie ayant éclaté sur l’aile gauche du Palais Saint-Vaast, à l’endroit réservé aux archives, incendie causé par une bombe incendiaire allemande, mon chef, M. Pugnières, Commissaire central, me donne l’ordre de me rendre sur les lieux pour y établir le service d’ordre, ce qui fut fait.

Pendant ce temps, une brigade de gendarmerie arrive, et, malgré le feu intense de l’ennemi, se précipite dans la Cour d’honneur.

Les flammes enveloppent déjà la partie du bâtiment affectée aux Archives ; quelques pompiers installent les tuyaux et mettent une pompe en batterie près de la cour du Musée. Aussitôt, les gendarmes s’en emparent et, avec un grand courage, refoulent dans les tuyaux une eau malheureusement bien insuffisante car pour alimenter cette pompe on doit aller chercher le précieux liquide, seau par seau, dans les caves de la "Soupe populaire". Malgré un travail dur et opiniâtre, il est impossible de combattre efficacement les énormes progrès de l’incendie qui ravage ce beau monument et les précieuses Archives qu’il renferme.

17 h. — Une rafale de mitraille arrive ; je crois pouvoir évaluer le nombre d'obus à 15 du calibre 105, mais sans certitude pour le calibre. Quelques obus mettent le feu aux bâtiments transversaux. Les pompiers essaient d’isoler l’incendie et, sous le feu de l’ennemi, montrent un courage et une abnégation vraiment admirables qui me laisseront un mémorable souvenir des sentiments héroïques de ces humbles Arrageois.

17 h. 1/2. — Trois rafales d’obus qui mettent le feu à l’aile droite du bâtiment (ancien évêché). Pendant ce temps l’aile gauche continue à brûler ; du côté des Archives, la superbe Bibliothèque devient la proie des flammes. Je juge à ce moment que tout secours est superflu. Rien ne pourra arrêter les progrès effrayants de l’incendie, les deux ailes étant en feu et les bâtiments transversaux commençant à brûler.

Seize hommes d’infanterie viennent à la pompe relayer les gendarmes qui sont à bout de forces. Ils sont commandés par un lieutenant qui me paraît chétif et blessé, car il se traîne lourdement en s’appuyant sur un bâton. Par suite de l’impression terrifiante que me produit l’incendie, je n’ai pu remarquer le matricule de ses hommes et de lui-même.

18 h. — Une nouvelle section de militaires arrive, qui s’occupe de l’enlèvement des toiles du Musée, sous la direction de M. Leroy, membre de la Commission, assisté de quelques personnes d’un dévouement au-dessus de tout éloge ; je cite MM. les abbés Miseron et Flament, vicaires de la Cathédrale ; MM. Deruy et Godefroy ; M. le Procureur ; M. Pierre Fèrret. Ils transportent les choses précieuses et anciennes sur le perron de la Cour d’honneur.

Pendant ce temps une nouvelle équipe de soldats s’organise sous la direction de M. Lavoine, archiviste, pour mettre à l’abri les anciennes archives municipales déjà sauvées une première fois de l’incendie de notre Hôtel de Ville ; on les transporte dans les caves ayant servi d’ambulance.

Avec sa compétence professionnelle, M. Lavoine choisit les archives à sauver, pendant que M. Eugène Théry organise la chaîne de soldats qui les transportent en sûreté.

19 h. 1/2. — Tout secours est jugé impossible pour sauver l’aile gauche du Palais ; quelques tuyaux crèvent et empêchent l’alimentation de la lance, malgré le travail acharné d’une quinzaine de militaires et de gendarmes qui se relèvent mutuellement. Tous travaillent avec une ardeur splendide, mais en vain.

20 h. — Les toitures des Archives et de la Bibliothèque s’écroulent ; le second étage est en feu, le Musée commence à flamber au milieu d'une fumée opaque. Les pompiers travaillent avec acharnement. J’ai à signaler particulièrement le pompier Ch. Jamart qui se précipite, malgré le danger, à plusieurs reprises, dans le brasier. Trois obus éclatent dans la fournaise de deux en deux minutes, ce qui force les braves pompiers à descendre de leur poste devenu par trop dangereux.

Je vis à ce moment le brave M. Wacquez, malgré son grand âge, donner des ordres secs et sévères comme un officier conduisant ses hommes sous le feu de l’ennemi ; c’était sublime de voir ce noble vieillard se dévouer ainsi pour sauver les ruines de sa petite patrie qu’il aimait autant que la grande. Je garderai le souvenir ému de ce moment tragique où jugeant tout secours superflu et dangereux pour ses hommes, il força Jamart à redescendre et, lui-même, sortit du bâtiment, noir de fumée, tête nue, ayant sans doute perdu son casque dans le brasier [ note 1].

20 h. 1/2. — Tout le Palais est en feu, sauf la moitié du Musée, du côté de la rue de la Madeleine ; les toitures et les plafonds tombent, minés par l’incendie, faisant jaillir à 15 mètres au-dessus du bâtiment des gerbes de feu et d’étincelles. La fumée est intense, la position devient intenable et terrifiante. Cinq obus, incendiaires à mon avis, tombent sur la toiture du Musée déjà en feu et attisent encore l’incendie. La pompe ne fonctionne plus que par intermittence ; d’ailleurs tout flambe à la fois ; où porter secours ? Je me tiens dans la Cour d’honneur, frémissant d’horreur devant cet incendie formidable ; à ce moment 40 pièces environ, seulement, du Musée sont sauvées du désastre. Je suis à même de le savoir, ayant pris la garde de ces débris au fur et à mesure du sauvetage. Je vis redescendre les pompiers et M. Leroy par le grand escalier d’honneur, tout secours étant jugé impossible [ note 2].

21 h. — Le feu redouble d’intensité sur la partie supérieure du bâtiment ; quelques plafonds tombent à la galerie des Médailles, ce qui me fait prévoir que les objets déjà sauvés sont en danger. J’invite un gendarme à me prêter main-forte, et nous transportons ces objets et quelques gravures et toiles qui se trouvaient sur le perron dans les caves de l’aile gauche. L’incendie fait rage sur tout le bâtiment, produisant un grondement sourd et lugubre dans la nuit, semblable à un bruit de moteur infernal.

21 h. 1/2. — Quelques obus éclatent à nouveau sans que je puisse apprécier quelle partie du bâtiment ils écrasent. Un écroulement se produit dans les galeries des Archives ; les deux étages sont tombés. L’ennemi, voyant les étincelles s’élever à une grande hauteur et se rendant compte quel le bâtiment s’écroule lance encore une rafale de 25 à 50 obus, occasionnant une panique générale. Tout le monde se précipite dans les caves, sans savoir exactement ce qui se produit. On se regarde effaré.
Je pénètre avec les gendarmes à l’endroit de la "Soupe Populaire", et en remonte quelques minutes après pour me rendre compte des progrès de l’incendie. Arrivé au milieu de la Cour d’honneur, je reste consterné devant le spectacle de tant de merveilles amassées par nos ancêtres, détruites ainsi en un instant par ces barbares modernes. Des larmes m’en montent aux yeux. Je redescends demander du secours aux gendarmes pour tenter le sauvetage des toiles de la grande galerie de tableaux. Un jeune gendarme m’offre spontanément son concours, puis un deuxième et enfin un troisième.

22 h. — Je sors le premier en leur faisant remarquer une toile restée sur le perron. Ils me demandent d’attendre encore un instant ; mais, voyant les toitures s’écrouler an fur et à mesure, je me précipite sur le perron afin de sauver cette toile, une marine d’un artiste de notre Arras, Zacharie Bâton. Je descends le perron, la toile en mains ; au même instant; un sifflement caractéristique se fait entendre ; j’essaie de courir me mettre à l’abri, mais trop tard ; je suis projeté à une hauteur de soixante centimètres environ, l’obus ayant éclaté à quatre mètres, et je retombe lourdement sur le tas de charbon qui se trouve près du perron. J’ai la chance de m’en tirer sans contusions et je rentre dans la cave, toujours avec ma toile, à la grande stupéfaction des gendarmes qui m’avaient vu renversé par l’explosion. C’est la cinquième fois depuis le début de la guerre que je m’en tire aussi heureusement...

La cour est tout-à-fait déserte ; quelques craquements de charpentes minées par l’incendie, du côté de l’aile gauche, nous font frissonner ; ce sont les toitures et les étages qui tombent sur la galerie des tableaux. Les gendarmes m’engagent à prendre quelque chose et me conduisent vers Mme Ruff qui se trouve à la "Soupe populaire" [ note 3]. Elle me sert un petit repas que je mange avec une hâte fébrile, car la vision de l’incendie ne me quitte pas, et je remonte précipitamment avec les trois jeunes gendarmes qui m’avaient promis leur concours. Nous sortons sans hésitation et, en hâte, nous montons à la galerie de tableaux pour essayer le sauvetage des œuvres d’art qui sont exposées à la destruction.

22 h. 1/2. — Une fumée épaisse envahit déjà la galerie mais, devant les toiles provenant d’artistes célèbres, j’hésite, je recule devant le démontage de ces œuvres splendides ; la galerie n’est pas encore entamée ; cependant le feu crépite au-dessus et à côté ; mais si les plafonds résistent ? Si le feu ne gagne plus ?... Mon angoisse est inexprimable ; je ne sais à quoi me résoudre.

22 h. 3/4. — A ce moment, j’aperçois à travers le plafond les flammes qui rongent le dessus de la salle ; il n’est que temps ; je n’hésite plus et, n’apercevant personne de compétent pour donner les conseils nécessaires, je me décide à commencer le travail.

Le décrochage n’est pas chose facile ; l’importance de certaines toiles, le poids, la grandeur, représentent un obstacle presque insurmontable pour quatre hommes ; cependant nous réussissons à enlever les deux tableaux représentant les Bourgeois de Calais qui sont les pièces les plus grandes de la galerie.

Un obus éclate et perce le plafond de la galerie ; nous sommés renversés et un des gendarmes qui se trouve à quatre mètres de moi tombe si lourdement qu’il ne peut se relever. Je lui crie :

"Etes-vous blessé ?"
"Non", me répond-il.

Mais au même instant une partie du plafond cède, le feu enveloppe le pauvre garçon ; sa position est critique ; je cours vers lui et réussis à le traîner sur une longueur de dix mètres environ. Fort heureusement il s’en tire sans blessure ni brûlure, sauf sa tunique qui commençait à flamber. Il se relève et me remercie avec effusion. Naturellement, je lui fais remarquer que je n’ai fait que mon strict devoir.

L’incendie devenant de plus en plus menaçant, je donne l’ordre de continuer et ces braves gens, avec un entrain et un courage merveilleux qui resteront gravés dans ma mémoire, continuent le sauvetage au risque de leur vie dans cette fournaise.

23 h. — Environ quarante toiles sont sauvées. J’encourage mes hommes ; on ne regarde plus ce que l’on prend, on se contente d’aller vite, car le temps va manquer. Deux marbres blancs superbes qui se trouvent au milieu de la galerie résistent par leur poids à tous nos efforts ; il est impossible de les sauver, ils sont comme retenus au sol.

23 h. 1/2. — Notre entrain est toujours merveilleux ; la sueur coule sur nos corps fatigués ; on n’entend que la course précipitée des hommes allant et venant pour sauver le plus de toiles possible. Il est splendide de voir l’organisation qui s’est faite en un instant. Sans aucune préparation, les hommes vont et viennent, obéissant aux coups de sifflet ou aux signes que je leur fais, à la lueur sinistre de l’incendie ; il semble qu’une théorie ait été apprise d’avance.

Minuit. — Un des gendarmes monte sur une échelle pour essayer de décrocher les toiles vers la porte du milieu. Malgré tous nos efforts elles résistent ; j’ai beau revenir à la charge ; impossible de les avoir, et, malgré tout notre désir de tout sauver, nous sommes obligés de les abandonner. D’ailleurs, beaucoup de toiles gisent encore sur le plancher ; les gendarmes, sur ma recommandation, les transportent dehors avec un soin méticuleux.

Minuit 20. — Un obus tombe au centre de la galerie, mais éclate heureusement à quinze mètres de nous. Les éclats lacèrent une jolie toile qui porte les traces du vandalisme des Boches, car nous avons tenu à la sauver comme mémento. Tout-à-coup, un craquement sinistre se produit : la toiture croule sur le plafond qui, heureusement, tient encore bon ; nous nous empressons de mettre toutes les œuvres en sûreté ; il ne reste plus rien dans la galerie que quelques gravures que je ne crois pas menacées pour l’instant.

Je traverse la galerie des "Amis des Arts"; les murs sont nus ; il n’y reste plus de tableaux ; je suppose qu’ils ont été enlevés à l’avance. Nous sortons un instant pour prendre l’air, mais, voyant d’énormes morceaux de bois enflammés près des toiles que nous venons de sauver, je les fais transporter sans perdre de temps, place de la Madeleine, contre la maison de M. Cotteau de Simencourt. Environ 80 tableaux sont ainsi hors de danger. Un homme arrive et m’offre son concours que j’accepte chaleureusement ; je l’invite à suivre notre petit groupe, ce qu’il fait sans hésitation ; c’est M. Foucart, peintre en voitures, rue du Conseil ; il est âgé de 60 ans.

1 h. — Nous pénétrons, en enfonçant les portes, dans une salle située au premier étage, à main gauche de la Cour d’honneur ; une certaine quantité de toiles et gravures sont enfermées dans des placards dont nous défonçons les portes. En ce moment, arrive un autre civil qui me demande s’il peut être utile ; il paraît fatigué ; je le lui fais remarquer, mais il insiste et dit que je lui ferais plaisir en l’occupant ; j’admire ce courage et cette bravoure que montre toujours ce brave nommé Arson, sacristain, de la Cathédrale, je l’accepte donc avec plaisir.

Nous descendons rapidement les quelques tableaux et gravures que nous trouvons, plus une pendule ancienne, deux candélabres et une petite statue en bronze. Mais l’incendie nous gagne de vitesse et nous sommes obligés de redescendre au rez-de-chaussée.

Un obus crève une certaine partie de la Galerie Constant Dutilleux. J’encourage mes hommes, car le Salon Italien est en feu ; heureusement toutes les toiles ont été enlevées, probablement avant l’incendie... Je suis heureux qu’elles aient pu être mises à l’abri car je me plaisais à contempler ces toiles de valeur, les années précédentes.

Nous attaquons la Galerie Dutilleux ; le brasier gronde au-dessus et à côté de nous.

3 h. 1/2. — Un nouveau civil arrive et se met immédiatement à notre service. C’est M. Eugène Théry, 52 ans, demeurant rue des Trois Filloires, n° 1. Je l’accepte avec plaisir car j’ai pu apprécier l’énergie qu’il a déployée la veille en secondant M. Lavoine dans le sauvetage des Archives municipales.

4 h. — Un nouveau civil se joint à nous : M. Fernand Gobet, 55 ans, Juge de Paix à Arras, né à Albert (Somme), le 12 juillet 1862. On se remet à l’œuvre. Notre équipe de sauveteurs se monte actuellement à huit personnes Toutes les galeries sont en feu ; nous galopons à côté des flammes. Une dernière œuvre reste ; je fais la courte échelle à M. Théry qui réussit ainsi à sauver le portrait de Dutilleux,

5 h. 1/2.M. Leroy arrive, stupéfait devant les progrès de l’incendie ; nous montons l’escalier, à main gauche du perron, et je vois M. Leroy pénétrer dans les flammes, près de la galerie des Médailles ; il m’invite à le suivre pour sauver encore quelques tableaux qui se trouvent dans le brasier et je sauve cinq toiles qui portent les traces de l’incendie par suite de réchauffement qu’elles ont subi.

7 h. — Tous les bâtiments sont en feu, depuis le haut jusqu’en bas ; ailes gauche et droite, bâtiments transversaux, tout brûle ou achève de se consumer. Harassé de fatigue et de sommeil — je suis debout depuis 36 heures — je n’en puis plus : M. Leroy me dit que c’est suffisant et que je mérite bien du repos, et il m’envoie dormir un peu [ note 4].

Signé : Vignez [ note 5].

 J. DARRAS

Le Lion d'Arras, n° 25, 25 juillet 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, PF 92/2.

"La Mort de la Cathédrale – Vue des lignes"

En ligne la journée a été assez calme ; mais de nos tranchées nous avons vu tomber sur Arras des centaines d'obus ; une vingtaine environ, tirés par une pièce d'un calibre inconnu. Notre oreille exercée entend pour la première fois cet ouragan. Les obus, d'ordinaire, sifflent on miaulent ; ceux-ci donnent l'impression d'un train lancé à toute vitesse dans le vide. Le projectile semble monter, puis retomber à pic sur l'objectif. La trajectoire passe très haut ; malgré cela, les portes des cagnas vibrent. Le déplacement clair provoqué par l'explosion se fait sentir jusqu'à nous. S'il reste encore un carreau dans Arras, ces dernières secousses formidables l'auront pulvérisé.

Les boches ont fait sur la ville et sur les faubourgs un énorme tir d'écrasement. Pourtant les coups se groupent et certains points, tout spécialement visés, se couvrent de fumée. L'ennemi porte en particulier sur la cathédrale son effort de destruction. Autour du monument, les explosions se produisent simultanément et sans cadence ; seule, la pièce lourde inconnue envoie régulièrement toutes les vingt minutes, son énorme charge.

Impuissants, nos canons se taisent. De leurs observatoires, les artilleurs ennemis peuvent jouir en paix du spectacle et régler leurs pièces. On devine leur présence à la précision du tir.

Le soir, après une accalmie le vacarme reprend... En quelques instants la cathédrale est en feu ! Ils lancent des obus incendiaires. Ont-ils l'espoir de brûler ce qui pourrait rester comme témoin de leur crime ? Le feu se propage par la toiture, tout flambe à la fois.

L'édifice blanc devient une torche, un flambeau embrasé.

A mesure que descend l'obscurité, on voit mieux l'incendie. Nous en sommes à près de deux kilomètres et la lueur est telle que dans la tranchée les veilleurs n'ont pas besoin ce soir de fusées éclairantes.

Des feuillets de livres portés par le vent volent vers nous, en tourbillonnant, brûlant encore. Des poilus en prennent quelques- uns qui ne sont pas tout à fait consumés, Ils les placent soigneusement dans leur portefeuille, en souvenir d'un des soirs les plus émouvants de leur vie. Ce sont des pages de vieux registres de décès et de baptême, des feuillets d'une "Histoire des Nations"... Quel chapitre terrifiant pourra-t-on ajouter à cette histoire dont chaque soldat écrit aujourd'hui une ligne... C'est enfin un fascicule tout roussi qui tombe près de nous : Histoire de la Philosophie Tome III - les philosophes allemands - le culte de la force... À la lecture de ce titre, je me suis demandé si Dieu dans cette nuit de juin, ne permettrait pas à Kant, à Hegel, à Nietzsche, à tous les autres pontifes de la philosophie, de venir contempler l'Œuvre de leurs disciples qui est aussi leur œuvre.

La cathédrale est un immense vaisseau qui flambe. Nous la dominons. Le brasier prend la forme de la croix que dessine le temple saint. Les fenêtres se découpent toutes noires sur le fond rouge de l'incendie.

Un décor d'opéra illuminé par des feux de Bengale...

Tantôt les flammes montent, droites vers le ciel ; tantôt, poussées par le vent, elles ondulent, paraissent se calmer, puis reprennent plus nourries.

Des globes de feu se détachent du foyer, se dispersent sur la ville, pour étendre le brasier. Le désastre accroît encore les formes gigantesques de l'édifice, énorme lui-même.

Vers neuf heures, un immense bruit, auquel répond une clameur dans la tranchée ennemie. La voute sans doute, vient de s'effondrer. Le bruit de la chute n'est pas net, rapide cassant comme celui d'une brisure ; c'est le vacarme prolongé de la matière qui s'écrase brutalement et lourdement sur le sol. On ne peut donner à cela d'autre nom que celui d'effondrement.

Depuis que l'incendie s'est allumé, l'ennemi ne tire presque plus. Le feu s'apaise un peu ; il n'a, plus la toiture comme aliment. Un officier, regardant à la jumelle, signale sur les toits voisins des hommes qui veulent barrer la route au feu. Chacun regarde... On les voit maintenant circuler, comme des ombres chinoises mouvantes, dans la forêt des cheminées immobiles. Le spectacle, horriblement splendide, quand la matière, seule souffre, devient une apothéose puisqu’autour de ces flammes, des hommes, au péril de leur vie, des héros, luttent volontairement contre la matière, pour la vie.

L'ennemi lui aussi a vu ces hommes et au-dessus de la "Cité ardente" naissent des points blancs.... Pour empêcher les secours, dans un raffinement de cruauté, les boches tirent sur ceux qui lient leur sort à celui de l'édifice.

Que j'aurais voulu, en ce soir de juillet, conduire à ce spectacle les prélats allemands ! S'ils avaient un cœur, voyant où peut mener la haine, ils seraient allés eux-mêmes éteindre l'incendie.

Puis au matin, le feu a cessé peu à peu. J'ai couru aux ruines....

[…] Les Voûtes effondrées laisseraient les prières monter au ciel, mais les orgues ne chanteront plus... il n'en reste qu'un ruisseau de plomb qui a coulé sur les marches de l'édifice, décrivant des dessins bizarres.

La lampe du sanctuaire, âme des églises de campagne et des basiliques, git à terre.

Des piliers à demi effondrés soutiennent dans le vide la naissance des cintres, laissant deviner les contours. Par miracle, d'énormes blocs de pierre tiennent encore en l'air. L'incendie ne les a pas noircis et de leur masse émergent les moignons noirs des poutres calcinées. La chaleur a craquelé, fendillé, les piliers colossaux. Les croisées vides de leurs vitraux sont comme des orbites auxquels on a arraché les yeux.

Chaque pas qu'on fait dans le champ de désolation révèle un détail émouvant.

L'autel, à peu près intact, est couvert du plâtras des voûtes. Les candélabres renversés sont brisés. Le transept formant le bras droit de la croix dessinée par l'église branle et va s'écrouler dans la rue voisine.

Un éclat a coupé le doigt de la statue de Saint-Jean qui montre l'Evangile ouvert. Les évêques eux-mêmes ont souffert avec leur temple, dans leurs sépultures Violées.

La force des projectiles a été telle qu'un obus tombé au sommet de l'escalier monumental a traversé trois mètres de ciment et percuté dans la cave.

Dans le couloir qui conduit au Palais Saint-Vaast, des anges mutilés, placés sur un rang, présentent leurs flambeaux éteints. Il faut franchir des montagnes de pierres formées par les blocs tombés en désordre.

Il n'est pas encore midi !... et l'ennemi s'est aperçu qu'il reste quelque chose debout. Il vient d'envoyer un gros fusant noir...

[…] La cathédrale d'Arras n'était certes pas un chef-d’œuvre. Son passé n'en faisait pas l'émule de celles de Reims ou de Soissons. Les souvenirs qu'elle gardait ne valaient pas ceux que personnifiait le Beffroi.

Mais voici que cette destruction en a fait une incomparable œuvre d'art. Les dentelles qui lui manquaient pour la parer, l'incendie les lui a données. Le désastre la rend plus majestueuse encore ; il en fait pour les siècles futurs le summum des souffrances de la catholicité, pour la France, le témoin d'une lutte de géants, de la barbarie d'un peuple, de l'acharnement d'un ennemi sans scrupule.

Souvent, cet ennemi, comprenant lui-même le sens de ces murs écroulés, voudrait les anéantir et les écraser sous les obus.

Il peut abattre complètement l'édifice ; il peut renverser la dernière colonne qui soutiendra la dernière pierre du dernier arceau ; il peut pulvériser les autels et les tombeaux. Mais il ne pourra jamais effacer le souvenir. La cathédrale d'Arras, flambant dans la nuit du 5 au 6 juillet 1915, est entrée magnifiquement et pour toujours dans la gloire et dans l'Histoire.

Devant Chantecler.
P. DUMAS.

Le Lion d'Arras, n° 44, 25 février 1917. Archives départementales du Pas-de-Calais, PF 92/2.

Notes

  • [note 1] Quelques jours après, M. Wacquez tombait, sous les obus, mortellement atteint, en tentant d’arracher aux flammes le bijou qu’était Saint-Jean-Baptiste.
  • [note 2] C’est alors que M. Leroy se rendit, à la cathédrale, qui commençait elle aussi à brûler, et, avec M. l’abbé Miseron, y organisa le sauvetage.
  • [note 3] La "Soupe populaire" avait était installée par Mme Godefroy dans les caves mêmes du Musée, à droite du perron. La poste occupait les caves voisines, entre la "Soupe populaire" et l’entrée du Jardin botanique. Ou trouver détail plus pittoresque que ce "petit repas" sous les bâtiments en feu.
  • [note 4] Le total des œuvres sauvées, de 22 heures à 7 heures se monte à 600 numéros.
  • [note 5] L’exactitude de ce récit est attestée par ceux qui ont assisté à l’incendie en tout ou en partie ; nous relevons les signatures dans l’ordre suivant : Moulavé Edouard, gendarme, qui ajoute : Ma reconnaissance à M. Vignez qui, par son sang-froid et son courage, m’a évité une mort certaine , le capitaine de gendarmerie Duhamel pour le gendarme Quertant, le gendarme Bernard, M. l’abbé Miseron, M. Godefroy, Juge d’instruction, M. Lavoine, Archiviste, MM. Foucart Père et Fils, Arson, E. Théry, M. Gobet, Juge de Paix, le sous-lieutenant G. Sens, MM. P. Ferret, Chamart, pompier volontaire, M. Proteau, Procureur de la République, M. Victor Leroy et E. Ruff.