À bord d’un sous-marin allemand
L[a] goélette Primevère, armateur M. Chatelain, de Saint-Valéry, patron Legentil, voguait tranquillement vers Mortagne, avec une cargaison de charbon, lorsqu’il rencontra à sept heures quarante-cinq du matin, à l’entrée de la Manche, le sous-marin UB-39, portant à l’avant une cocarde aux couleurs allemandes, peinte sur sa coque grise.
L’équipage du Primevère dut, avec son canot, se rendre immédiatement à bord du sous-marin.
À peine l’embarcation avait-elle accosté l’UB-39,que quatre Allemands l’utilisèrent pour aller piller, puis couler le navire à l’aide de trois bombes. Au retour, la frêle embarcation, chargée de sacs de pommes de terre, de jambons et d’effets, mal dirigée par les Allemands, heurte violemment le sous-marin, s’y fait une voie d’eau importante et disparaît sous les flots.
L’équipage de la goélette, composé de six hommes, reste donc sur le pont du sous-marin. Avant de remettre en route, les Allemands dégagent les gouvernails engagés dans des morceaux de filets métalliques arrachés à un barrage, puis le commandant fait descendre dans le sous-marin ses prisonniers involontaires, et le navire ne tarde pas à plonger.
Vers midi l’on sert aux Français, dit un rapport officiel, le même menu qu’à l’équipage, purée de pois chaude avec jambon pris sur la Primevère, eau, pain bis assez frais. La cuisine est faite sur un réchaud électrique. Le patron Legentil échange quelques phrases avec un matelot allemand, parlant français correctement et qui lui apprend que le sous-marin, en croisière encore pour dix jours, a déjà attaqué trente navires.
Dans le courant de l’après-midi, le sous-marin attaque à coups de canon trois vapeurs anglais. Chacune des attaques fut suivie d’une plongée tellement rapide que les hommes durent "se cramponner" pour ne pas tomber. À cause du roulis, le tir des vapeurs était plus juste que celui du sous-marin.
Le soir arrive : même menu qu’à midi. On fait ensuite monter sur le pont les marins français, pour qu’ils puissent prendre l’air, et qui se demandent anxieusement si l’on ne va pas les noyer purement et simplement. Cinq minutes après la promenade prend fin. À huit heures du soir, le sous-marin descend très bas ; les moteurs sont mis à la vitesse la plus réduite. La nuit se passe ainsi. Le lendemain à six heures du matin, l’UB-39 remonte en surface. La journée se passe sans autre incident qu’une nouvelle attaque infructueuse contre un navire allié. Déjeuner et dîner comme la veille, personne n’est brutal avec les Français. Ils commencent à se demander comment finira, pour eux, cette croisière imprévue autant que périlleuse.
Le soir vers sept heures, nouvelle alerte, trois coups de canon sont tirés, cinq minutes se passent et un quatrième coup retentit, puis le commandant, du haut du kiosque, crie :
- En haut les Français, tous !
L’équipage de la goélette monte aussitôt sur le pont, le temps est superbe, un très beau clair de lune éclaire les flots et les côtes d’Ouessant apparaissent dans le lointain. À une centaine de mètres se dresse la masse sombre d’un navire immobile ; c’est le vapeur danois Omsk, dont une embarcation avec son second est accostée le long du sous-marin. Le commandant fait embarquer les Français dans la chaloupe en leur souhaitant bonne chance ; il ajouta même, dans un français parfait, avec un sourire ironique et méprisant :
- On ne vous défend même pas sur vos côtes.
On devine sans peine quel soupir de soulagement poussèrent les hommes de la Primevère en mettant le pied sur le vapeur. Il y avait 35 heures qu’ils étaient prisonniers du sous-marin.
Le commandant allemand avait poussé l’amabilité jusqu’à prier le commandant danois de bien les traiter, car, avait-il dit, "ce sont des braves gens". Le lendemain à deux heures de l’après-midi, les "rescapés" de la Primevère débarquaient enfin à Dartmouth. Ils étaient sauvés.
L’UB-39, ses vingt hommes d’équipage, ses deux officiers et son commandant, le lieutenant de vaisseau Küstner, continuèrent leurs croisières jusqu’au 17 mai suivant, jour où ils rencontrèrent le bateau-piège anglais Q-17 par le travers du détroit. Celui-ci sans hésiter l’envoya fort rapidement par le fond.
Cette fois, le commandant allemand trouva sans doute, s’il en eut le temps, que nos côtes étaient bien défendues.