Après le sort des églises détruites, le journaliste Louis Robichez s’intéresse dans cet article aux conséquences de la guerre sur l’hygiène, conséquence pour une fois heureuse puisqu’elle a permis à bon nombre de soldats d’acquérir des rudiments d’éducation sanitaire.
Pourtant, les choses n’étaient pas si simples au début. N’oublions pas que la synecdoque de "poilu" est due aux imposantes barbes et moustaches des soldats. Dans les tranchées, les conditions d’hygiène sont en effet déplorables. Les poilus cohabitent avec toutes sortes de nuisibles, principaux responsables d’épidémies. La situation se détériore au point que fin 1915, le sous-secrétaire d’État du service de santé, Justin Godart, commande aux médecins-majors un état des lieux.
Cette prise de conscience provoque des réactions de la part des autorités qui mettent en place des mesures prophylactiques et améliorent l’efficience du service de santé : les armées aménagent des salles de bain et une surveillance épidémiologique accrue est instaurée.
En matière d’hygiène et d’asepsie, l’état sanitaire des civils est de même peu satisfaisant, moins encore dans les campagnes que dans les villes, du fait d’une présence et d’une pratique médicale moins répandue. Pour former et éduquer une population peu encline au changement ou à la modernité, les autorités augurent que le jeune poilu continuera d’appliquer à son retour les habitudes et notions d’hygiène populaires apprises à l’armée, et qu’il les prodiguera à son entourage.
Lorsque les soldats britanniques ont débarqué dans le Nord de la France, ils ont trouvé une région à l’hygiène jugée déplorable. Ils se sont très vite efforcés d’améliorer la salubrité des lieux, dans leurs cantonnements et dans les fermes notamment. Dubitatifs ou agacés dans un premier temps, la plupart des habitants ne tardent pas à apprécier leurs actions et à juger qu’elles sont inévitablement salutaires et profitables simultanément aux soldats comme aux civils.
L’Hygiène et la Guerre
Ce n’est pas calomnier le paysan de France que de dire qu’il n’a pas le souci de l’hygiène. La vie au grand air, une nourriture saine, les exercices corporels variés lui donnant, en général, une constitution robuste, il croit n’avoir pas d’autres soins à prendre de sa santé.
Pourtant, les statistiques, les terribles statistiques nous révèlent que l’état sanitaire des campagnes est loin d’être parfait, que même dans de trop nombreuses régions, il est moins satisfaisant que dans les villes, enfin que la tuberculose et la fièvre typhoïde en particulier y exercent de continuels ravages.
Il y a longtemps que le fait a été constaté et que la science, s’appuyant sur des exemples bien faciles à trouver, a jeté le cri d’alarme dans nos villages et nos bourgs.
Jusqu’à la guerre, ce cri n’avait pas été écouté. L’apathie, l’indifférence, la routine, une irrésistible aversion pour tout ce qui est nouveau, changement, progrès avaient rendu inutiles les efforts des hygiénistes. Le paysan faisait fi des prescriptions et des avis qu’il regardait comme bons tout au plus à occuper les loisirs du citadin.
La guerre aura, on peut l’espérer, modifié sérieusement cette regrettable mentalité.
Le campagnard qui aura passé de longs mois à l’armée reviendra chez lui avec des habitudes d’hygiène dont il conservera certainement quelque chose. La propreté du corps, le bain, le « tub », l’asepsie, l’antisepsie lui seront devenus familiers. Il connaîtra les moyens pratiques de se préserver des maladies épidémiques et les premiers soins à donner aux blessures de tous genres. Une fois de retour dans sa ferme, il appliquera sans y penser, automatiquement, les notions d’hygiène populaire qu’il aura reçues au front ou à l’arrière. Il abandonnera les remèdes empiriques : les toiles d’araignée, les grenouilles vivantes, les onguents mystérieux et toutes les autres pratiques des "rebouteux".
Dans nos régions du Nord de la France, la présence des troupes britanniques n’aura pas été non plus inutile pour changer des coutumes et des procédés qui pour être séculaires n’en étaient pas moins déplorables.
L’exemple des « tommies » poussant la propreté quelquefois jusqu’à l’exagération ne sera pas entièrement perdu. Les démarches faites par les autorités militaires anglaises en vue d’améliorer la salubrité des fermes ont déjà eu d’excellents résultats. Mais, par exemple, la campagne menée contre l’habitude antihygiénique et anti esthétique qu’ont les fermiers d’élever un tas de fumier environne d’une mare infecte juste en face du logis, est restée stérile. Ah ! la force de la routine !
Un officier anglais, dessinateur de talent, a "croqué" la question du fumier, si je peux m’exprimer ainsi, avec infiniment d’humour.
Deux paysans français, le mari et la femme, cherchent un emplacement pour bâtir une ferme. Ils parcourent leurs champs et s’arrêtent en face d’un terrain bien situé et admirablement nivelé. L’homme et la femme hochent la tête en même temps d’une façon qui veut dire : "L’endroit ne convient pas". Ils continuent leur chemin. Tout à coup, ils poussent tous les deux le même cri joyeux : "Voilà notre affaire !" Ils viennent d’apercevoir un grand mont de fumier au milieu d’un champ. La maison est bâtie autour du mont, et le tableau suivant représente les fermiers, sur leur porte, contents et satisfaits.
La femme. - C’est très bien, mais nous n’avons pas d’eau pour le ménage.
Le mari. - C’est vrai. Attends, je vais commander aux ouvriers de creuser un puits.
Et dans le dernier tableau, on voit les ouvriers qui creusent le puits, au milieu de la cour, juste à côté de la fosse au fumier.
C’est de l’humour anglais, me direz-vous. Sans doute, mais c’est aussi une critique spirituelle d’une des habitudes qui s’opposent le plus à l’établissement d’une hygiène rationnelle dans les campagnes.
Quoi qu’il en soit, de grands progrès ont déjà été réalisés depuis vingt mois. D’autres suivront nécessairement qui complèteront cette évolution désirable des régions rurales.
Il nous faut profiter de toutes les leçons de la guerre, des petites comme des grandes. N’est-ce pas toujours l’avenir de la race, l’avenir de la France qui sont en jeu ?
Louis ROBICHEZ
Le Télégramme, vendredi 2 juin 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/25.