Le 24 mars 1916, le Sussex, un bateau du service maritime des chemins de fer de l’État français qui effectue la liaison entre Folkestone et Dieppe, est coupé en deux par une torpille envoyée par un sous-marin allemand deux heures après son départ, vers 15 heures.
Vers 17 heures, l’explosion de l’engin tue une partie des passagers situés à l’avant et provoque la panique : des embarcations sont mises à la mer, mais certaines se retournent et de nouveaux passagers se noient. Le reste du bateau continue de flotter, mais sans pouvoir communiquer avec l’extérieur, car les appareils de la télégraphie sans fil ont été brisés. Une réparation de fortune permet aux officiers de rétablir le contact et de lancer un SOS en donnant leur position vers 17 heures, faisant savoir à Boulogne que leur paquebot avait été torpillé et qu'il y avait des morts et des blessés.
Huit heures après le torpillage, ils voient apparaître le Marie-Thérèse, un chalutier boulonnais de l'armement Gournay-Delpierre commandé par Louis Bourgain. Le Sussex qui dérivait dans le détroit est accosté en pleine nuit sous un vent violent et une mer de plus en plus houleuse.
D’après le capitaine, au départ, il y avait à son bord 53 hommes d’équipage et 325 passagers, beaucoup de Français mais aussi quelque 25 citoyens américains. Le nombre de morts serait de 80 à 100 personnes selon les sources.
Le transbordement des passagers s'effectue en moins d'une heure. Un contre-torpilleur anglais apporte sa contribution en recueillant une cinquantaine de naufragés que le navire boulonnais n'avait pu admettre faute de place. À deux heures du matin, le Marie-Thérèse franchit les jetées du port de Boulogne avec les passagers rescapés.
Le lendemain après midi, le Sussex, qui avait été pris en charge par des remorqueurs, s'échoue dans le port. Les sauveteurs y découvrent les cadavres de sept hommes et de deux femmes. Le Sussex est réparé partiellement, avant d'être conduit quelques semaines plus tard au Havre.
Parmi les morts, se trouvent le compositeur espagnol Enrique Granados et son épouse Amparo Gal y Lloberas, ainsi que le prince Bahram Mirza Sardar Mass'oud de Perse ou le tennisman Manliffe Goodbody. Le célèbre pianiste et compositeur espagnol avait embarqué sur le Sussex pour rejoindre Paris après avoir présenté à New York son opéra Goyescas, inspiré des œuvres picturales de Goya, qui avait rencontré un énorme succès.
Ce torpillage, décisif dans la rupture des relations diplomatiques entre l’Allemagne et les États-Unis, est abondamment relayé par la presse internationale. L’opinion publique est profondément choquée. Des artistes, tels que la peintre boulonnaise Valentine Gross, future épouse de Jean Hugo, l’arrière-petit-fils de l’écrivain, immortalisent l’événement. Cette épreuve d’essai, acquise il y a peu de temps par les archives départementales, est consultable en salle de lecture sous la cote 4 Fi 4089 et visible sur le site Arcadja.
Le 4 mai 1916, craignant une entrée en guerre des États-Unis, l’Allemagne publie la « promesse du Sussex », un manifeste qui s’engage à limiter la guerre sous-marine à outrance aux navires de guerre. La rupture de cet engagement en janvier 1917 déclenche l’étape décisive de la première bataille de l’Atlantique.
Le torpillage du "SUSSEX" - Une note officielle
Par ordre de l’autorité supérieure il nous avait été interdit de parler du torpillage du Sussex.
Le ministre de la Marine nous communique la note suivante :
Le paquebot anglais Sussex, qui portait 380 passagers environ, a été torpillé dans la Manche, le 24, par un sous-marin ennemi. Le capitaine a aperçu la torpille à environ 100 mètres du bord et a manœuvré immédiatement pour l’éviter ; mais le navire a été atteint à l’avant qui a été détruit. Le bâtiment a cependant continué à flotter.
La chute du mât avait amené la destruction d’une partie de l’antenne de T.S.F., de plus, quand une antenne de fortune a été prête, l’opérateur a, par erreur, signalé une position inexacte ce qui a égaré les recherches des torpilleurs et patrouilleurs et retardé par suite l’arrivée des secours.
Un des patrouilleurs, la Marie-Thérèse, a pu cependant découvrir le bâtiment en détresse et ramener à Boulogne la plus grande partie des passagers. Les autres ont été conduits en Angleterre par des contre-torpilleurs anglais, arrivés presqu’en même temps que la Marie-Thérèse sur les lieux du sinistre.
Le Sussex a été remorqué à Boulogne par un bâtiment de ce port et y est actuellement en sûreté.
Malheureusement, l’explosion et le commencement de panique qui s’est produit parmi les passagers ont fait quelques victimes. Le nombre exact à l’heure actuelle n’en est pas encore connu mais on l’estime à une cinquantaine.
On mande de Londres à l’Information :
Une très haute personnalité anglaise figurait parmi les passagers du Sussex. Sa présence à bord avait dû être signalée au pirate allemand. Douze personnes ont péri dans les dortoirs.
De nombreux Américains, la plupart des femmes, étaient à bord du Sussex. Il y a des victimes parmi eux.
On serait ainsi sans nouvelles de M. Bliss, conseiller de l’ambassade des États-Unis à Paris.
Le chalutier boulonnais "Marie-Thérèse"
On est heureux de lire dans l’Écho de Paris ce passage qui vaut une citation à l’ordre du jour :
Aussitôt qu’elle eut été rétablie sur le Sussex, la radiotélégraphie lança un signal de détresse. Seulement, par une confusion que la catastrophe explique sans doute, elle indiquait comme lieu du sinistre un point situé à 23 milles de celui où le paquebot flottait. Les nombreux torpilleurs et chalutiers français qui sillonnent cette partie de la Manche accoururent à l’endroit désigné, mais ils n’y trouvèrent naturellement rien.
Enfin, l’un d’eux, le Marie-Thérèse, remarqua que les appels de détresse continuaient à venir par T.S.F. et qu’ils venaient de plus en plus distincts lorsqu’on avançait dans une direction déterminée. Continuant son exploration dans ce sens, il découvrit le Sussex et se hâta d’avertir les autres navires sauveteurs.
Une vingtaine d’entre eux parmi lesquels des destroyers anglais, se trouvèrent bientôt réunis autour du paquebot torpillé et purent organiser les secours.
La Croix du Pas-de-Calais, mardi 28 mars 1916. Archives départementales du Pas-de-Calais, PE 135/18.