Discours d’Alexandre Ribot devant la Chambre des députés
M. Ribot, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères. Messieurs, après trente-deux mois, nous sommes entrés dans une période décisive de cette terrible guerre où nous avons été entraînés par une agression sans excuse et que nous sommes résolus à mener avec la dernière vigueur jusqu’à la victoire, non comme nos ennemis, dans un esprit de domination et de conquête, mais avec le ferme dessein de recouvrer les provinces qui nous ont été autrefois arrachées (Très bien ! très bien !), d’obtenir les réparations et les garanties qui nous sont dues et de préparer une paix durable fondée sur le respect des droits et de la liberté des peuples. (Applaudissements)
Nous assistons en ce moment à un premier recul des armées ennemies, sous la pression de nos admirables troupes et de celles de nos alliés, et nous saluons avec émotion la délivrance d’une partie du sol de notre pays trop longtemps souillée par l’invasion. (Applaudissements) Bien que ce recul ne soit sans doute que la préface de nouvelles et rudes batailles où l’ennemi épuisera ses derniers efforts, la France sent sa confiance prendre un nouvel élan devant ces résultats de notre inébranlable fermeté et des habiles préparations stratégiques des chefs de nos armées.
La question du haut commandement, qui a donné lieu à tant de débats [ note 1], se trouve définitivement réglée de la manière la plus simple. Le Gouvernement, qui a la direction politique de la guerre sous le contrôle des Chambres (Applaudissements), est maître de tout ce qui concerne l’organisation et l’entretien de nos armées. Il est l’organe nécessaire des relations avec les gouvernements alliés, pour assurer un parfait accord de l’action combinée des armées. Il veille à ce que ses prérogatives, qui sont les conditions de sa responsabilité, ne reçoivent aucun amoindrissement. (Très bien ! très bien !) Mais lorsqu’il a choisi le chef qui doit conduire nos troupes à la victoire, il lui laisse une complète liberté pour la conception stratégique, la préparation et la direction des opérations. (Applaudissements).
C’est ainsi que le Gouvernement comprend son rôle et ses devoirs, et il est heureux de saisir l’occasion d’affirmer son entière confiance dans les chefs et les commandants de nos armées, en même temps qu’il renouvelle au nom du pays l’expression de sa reconnaissance envers les troupes qui supportent avec stoïcisme et bonne humeur…
Un membre sur les bancs du parti socialiste. Vivent nos poilus !
M. Lucien Millevoye. Vive l’armée ! (Très bien ! très bien !)
M. le marquis de L’Estourbeillon. L’armée tout entière !
M. le président du Conseil. … les rudes fatigues de cette guerre de tranchées et donnent en toutes circonstances d’inoubliables exemples d’entrain, de vaillance et d’héroïsme.
L’harmonie ne doit pas exister seulement entre le Gouvernement et le haut commandement, mais aussi et surtout entre le Gouvernement et les Chambres…
M. Lasies. Et entre les membres du Gouvernement.
M. le président du Conseil. … dépositaires de la volonté nationale. (Très bien ! très bien !) Le Gouvernement ne peut rien sans elles et, de leur côté, les Chambres épuiseraient inutilement leur énergie et si elles ne l’exerçaient pas pour donner au Gouvernement toute sa force [ note 2]. Nous savons tout ce que nous devons à la précieuse collaboration de vos commissions et aux heureuses initiatives qu’elles ont souvent prises. Le pays ne l’ignore pas et il veut qu’entre le Gouvernement et les Chambres s’établisse une étroite union, procédant d’une mutuelle confiance et du constant souci, de la part du Gouvernement, d’apporter dans ses relations avec les Chambres la plus entière franchise et le sincère désir d’éviter tous les malentendus. (Applaudissements)
Dans ses rapports avec la presse, qui a pour rôle d’éclairer et de soutenir l’opinion, le Gouvernement doit se servir avec fermeté du pouvoir que la loi lui donne pour supprimer les fausses nouvelles, les informations tendancieuses qui seraient de nature à égarer les esprits [ note 3]. Il doit arrêter les campagnes qui auraient manifestement pour objet de discréditer nos institutions républicaines (Applaudissements) ou de pousser à la dissolution des forces de la défense nationale. Mais il veillera à ce que la liberté de discussion soit respectée et préférera des critiques, même injustes, à ce mol optimisme qui ne peut qu’énerver les énergies de la nation. (Vifs applaudissements)
Il faut aussi, pour vaincre, coordonner de plus en plus l’action des membres du Gouvernement, obtenir à tous les degrés l’exécution fidèle et rapide de leurs ordres ; en temps de guerre surtout, une pensée directrice et une action toujours en éveil sont indispensables pour faire converger vers le but commun les efforts multiples des services publics et des initiatives des citoyens, jaloux de travailler à la défense nationale.
Si à l’intérieur cette direction est nécessaire, il n’est pas moins indispensable de maintenir et de fortifier l’unité de vues et d’action qui existe heureusement entre nous et tous nos fidèles alliés. La victoire dépend de l’énergie que nous mettrons à rassembler nos forces et à nous en servir, dans un effort bien concerté et conduit sur tous les fronts avec la même vigueur. Nos effectifs, unis à ceux de nos alliés, sont supérieurs à ceux de nos ennemis ; les moyens matériels, qui nous ont fait cruellement défaut au début de la guerre, nous permettent aujourd’hui de lutter à armes égales et aussi longtemps qu’il le faudra. Ce que nous avons de plus que nos ennemis, c’est le sentiment que nous défendons la cause du droit et de la civilisation. (Applaudissements) Ce qui fait notre force, c’est que nos alliances ne sont pas fondées uniquement sur des intérêts, mais qu’elles sont vivifiées par un idéal commun, par cet esprit de liberté et de fraternité que la Révolution française a eu l’immortel honneur de proposer au monde et qui, en devenant partout en Europe une réalité, sera une des meilleures garanties de la paix entre les peuples (Vifs applaudissements) qu’appelait récemment de ses vœux le président de la grande République américaine (Applaudissements) et une des conditions de l’organisation de la société des nations [ note 4]. (Vifs applaudissements à gauche)
Nous saluons le travail d’émancipation qui s’accomplit chez le noble peuple [ note 5] auquel nous unit une alliance déjà vieille de plus d’un quart de siècle, et nous souhaitons de tout notre cœur que le développement des institutions représentatives fondées sur la souveraineté populaire (Très bien ! très bien !) puisse s’y achever sans violence et sans troubles profonds, pour servir d’exemple aux autres nations. (Applaudissements vifs et répétés)
La situation de nos finances appelle votre plus sérieuse attention, aussi bien que l’état de nos approvisionnements [ note 6] et la faculté de les renouveler pendant la guerre et après la cessation des hostilités. S’il ne faut pas regarder aux dépenses qui contribuent à la défense nationale, il est indispensable de réduire ou même de supprimer toutes les dépenses superflues. (Très bien ! très bien !) C’est à cette condition seulement que les finances publiques, qui ont supporté jusqu’à ce jour sans fléchir l’effort sans précédent qui leur a été demandé, peuvent se maintenir jusqu’à la fin de la guerre et garder pour l’avenir leur élasticité. Des impôts nouveaux seront nécessaires pour faire face aux intérêts de nos emprunts. Nous les établirons dans l’esprit de justice et en même temps de hardiesse qui convient à une société démocratique comme la nôtre. (Applaudissements sur les bancs du parti socialiste)
Ce sont surtout nos payements à l’étranger qui éveillent nos plus sérieuses préoccupations. Il faudra, de toute nécessité, les réduire sans porter aucun préjudice à la défense nationale. Un décret [ note 7] sera soumis à votre approbation pour interdire les importations qui ne sont pas indispensables et améliorer notre balance commerciale. Le pays, conscient des sacrifices qu’exige une guerre aussi longue, les acceptera de bon cœur. Il sait qu’on ne peut vivre en temps de guerre comme en temps de paix et qu’il y a même, en dehors de la nécessité, une convenance morale à éviter tout gaspillage et tout étalage de luxe pendant que nos soldats souffrent et meurent pour le pays. (Vifs applaudissements)
M. le marquis de La Ferronnays. Il faudra tenir ces promesses.
M. le président du Conseil. Nous voulons qu’un inventaire exact, méthodique, constamment tenu à jour, de toutes nos ressources et de tous nos moyens d’importation permette de rassembler en une organisation rationnelle les mesures que réclame l’alimentation nationale. Nous nous efforcerons de développer par tous les moyens la production de notre sol. La situation n’est pas inquiétante, mais c’est à condition que nous sachions nous imposer à temps les restrictions que commande une sage prévoyance. (Très bien ! très bien !)
La politique de guerre est un ensemble dont toutes les parties se tiennent et qui procède partout du même esprit.
M. le marquis de La Ferronnays. Très bien !
M. le président du Conseil. Pour la pratiquer avec efficacité, nous avons besoin du concours du pays. On ne lui a jamais fait appel en vain quand on lui parle avec franchise. Il a donné depuis le début de la guerre des exemples qui répondent de sa constance pour aller jusqu’au bout des sacrifices que la guerre exigera de lui. Nous devons lui continuer notre confiance, comme il nous maintiendra la sienne ; et la justice de la nation ne sera pas avare pour cet admirable peuple, paysans et ouvriers, quand ayant déposé les armes du combat il reprendra les outils du travail. (Applaudissements)
Pour nous, messieurs, qui avons une tâche redoutable à accomplir, nous avons besoin de tout votre appui ; nous vous demandons de nous l’accorder. Nous ne connaîtrons qu’un parti, celui de la France, et nous n’aurons au cœur qu’une ambition, celle de nous montrer dignes de l’héroïsme de nos armées et de l’admirable tenue morale du pays, au milieu des plus redoutables épreuves qu’il ait jamais traversées. (Vifs applaudissements)