Société de géographie de Boulogne-sur-Mer
L’effort du Japon
Au lever du rideau, M. Barlet, principal du collège Mariette et président de la société de géographie présente à son nombreux et distingué auditoire, M. Chevalier, consul général du Japon à Paris, le conférencier de ce soir.
Dans une revue d’ensemble de la situation politique et militaire, M. Barlet vient à parler de nos nouveaux Alliés d’hier et de l’accueil enthousiaste fait à la Mission française aux États-Unis.
On a beaucoup parlé aussi, il y a quelques années, du fameux péril jaune. Sans doute aux yeux avertis, il pouvait bien exister un certain péril de ce côté, mais il était infiniment moins dangereux que le péril boche. Car les Allemands, de toutes les classes de la société, avaient littéralement envahi notre chère France où ils se livraient à l’espionnage sous toutes ses formes. Le Japonais lui aussi était venu en France, mais dans des intentions tout autres. C’était pour connaître notre pays, ses ressources, sa littérature, ses grands hommes et même l’art de faire la guerre.
M. Barlet donne ensuite la parole à M. Chevalier. L’orateur commence par excuser l’absence d’un représentant de l’ambassade du Japon, que l’affiche avait annoncé. Les circonstances politiques et militaires font qu’en ce moment, la chancellerie japonaise est fort occupée.
M. Chevalier, dans la première partie de sa conférence va surtout faire à son auditoire un cours d’histoire et de géographie du Japon.
L’Empire japonais se compose d’au moins cinq cents îles, de la Corée et d’une partie de la Manchourie du Sud. Il est grand comme la moitié de l’Europe et compte soixante-quinze millions d’habitants. Les montagnes y sont très élevées et les vallées profondes mais courtes. Si le Japon a une marine militaire avec laquelle il faut compter, sa marine marchande est infiniment plus développée.
L’orateur fait l’historique de l’Empire du Soleil levant et fait remonter l’origine de ses empereurs à plus de deux mille ans avant notre ère.
Malheureusement la place nous fait défaut pour suivre l’éminent conférencier dans ce très intéressant cours d’histoire.
C’est au seizième siècle seulement que les Européens, des Portugais ont pénétré pour la première fois au Japon, bientôt suivis des Hollandais qui finirent même par supplanter leurs prédécesseurs et par les faire chasser de l’Empire. C’est à cette époque également que les missionnaires catholiques avec saint François-Xavier abordèrent cette île lointaine. Mais le Japon resta en grande majorité fidèle à la religion des Ancêtres et au culte de Confucius.
C’est à la France qu’il s’adressa pour l’organisation de son armée et de sa marine.
Le Japonais a su fondre son passé et son présent et c’est pour cela qu’il a si bien su s’assimiler les sciences, les arts et les industries de la Vieille Europe.
L’empereur Matsu-Ito qui régna plus de quarante ans et qui est mort il y a quelque six ans, fut avant tout un monarque constitutionnel. Il laissait faire ses ministres, en vertu de cet adage : De minimis non curat proetor
. Mais il sut toujours choisir ses ministres. C’était un poète, et l’orateur nous cite quelques-unes de ses poésies où il exprime son grand amour pour son peuple.
Du reste, les Japonais ont l’âme essentiellement artiste. Ils n’aiment pas les grands monuments, les pyramides, le colossal. Mais ils savent faire des chefs-d’œuvre minuscules travaillés et achevés avec une infinie minutie.
S’ils sont très fervents amateurs de la nature, les Japonais sont également doués d’une grande énergie morale, dont ils ont donné des exemples héroïques. Et le suprême acte de religion envers les Ancêtres c’est de pratiquer le Hara-Kiri, cet étrange suicide qui rachète toutes les fautes.
La guerre russo-japonaise ne laissa, à la conclusion de la paix, aucune rancune entre les deux peuples, grâce aux efforts de la France et de l’Angleterre.
Ces quatre grands peuples formèrent alors une quadruple entente que l’Allemagne regarda toujours d’un mauvais œil.
Le 15 août 1914, quelques jours après l’ouverture des hostilités de cette effroyable guerre, le Japon envoie un ultimatum à l’Allemagne pour la sommer d’abandonner Kia-Tchéou. L’Allemagne ne répond pas et la guerre est déclarée. Elle se borne, à ce moment-là, entre les deux États à la prise de Kiao-Tchéou et à la capture des navires de commerce allemands opérant en Orient. Le 20 août, la flotte japonaise débarque un premier contingent qui doit opérer contre Kiao-Tchéou, qui se rendit le 7 novembre, après soixante-seize jours de lutte. Ce port, formidablement organisé et qui devait devenir le centre des opérations militaires et commerciales des Allemands en Extrême-Orient, est maintenant aux mains des Japonais qui le garderont.
La marine japonaise purgea donc les mers lointaines des vaisseaux germaniques, escorta les navires anglais transportant les troupes indiennes. Elle assura le commerce et la liberté des mers aux nations alliées, elle exerça la surveillance des navires allemands internés dans les ports de l’Extrême-Orient.
La politique allemande aurait voulu susciter des difficultés entre la Chine et le Japon. Elle a abouti tout simplement à la rupture des relations diplomatiques avec la grande république chinoise, en attendant, sans doute, l’état de guerre.
Nous devons à la diplomatie du Japon d’avoir vu nos colonies d’Extrême-Orient suivre avec calme les événements d’Europe. Les Japonais ne nous ont rien refusé. Leurs hauts-fourneaux, leurs arsenaux, leurs forges travaillent pour la Russie non encore suffisamment industrialisée et qui manquait un peu de tout. Nous-mêmes avons eu dès le début des hostilités l’artillerie lourde japonaise à opposer à celle des envahisseurs.
La Croix-Rouge japonaise a trois centres en Europe : Londres, Paris et Petrograd, où les médecins japonais et leurs infirmières opèrent des guérisons merveilleuses.
Et savez-vous combien le Japon a versé d’or à la Banque d’Angleterre ? Deux milliards, ni plus ni moins.
Les relations commerciales qui manquaient autrefois d’honnêteté, il faut bien le dire, sont aujourd’hui basées sur les principes et les notions d’honneur. Le Japon produit surtout du thé, de la soie, du cuivre, du charbon, du camphre. Mais il faut y ajouter la main-d’œuvre qui est merveilleuse et qui est très peu chère. L’orateur en cite des exemples qui font pousser des oh ! de surprise à son auditoire. Et c’est là le secret de l’immense essor du commerce japonais. Ici, le conférencier cite encore des chiffres qui prouvent la véracité de ce qu’il avance.
Si nous voulons une France forte et puissante, dit en terminant M. Chevalier, abandonnons la routine et imitons le Japon. (Applaudissements prolongés).
M. Frank, secrétaire de la société de géographie, remercie le conférencier.
Nous avons remarqué sur l’estrade M. le colonel-gouverneur Daru, M. Certeux, sous-préfet, M. Haffreingue, plusieurs officiers supérieurs de la marine et les membres du corps enseignant du collège Mariette. Parmi les auditeurs se trouvaient M. le président Desfontaines et M. le colonel Villette.