Les jours sans viande et... sans poisson
L'institution du triduum patriotique des Jours sans viande, cause un peu partout du remue-ménage, et à la Chambre des députés, on parle même d'interpeller.
L'un de nos honorables parlementaires, inquiet ou curieux, voudrait bien savoir quelles mesures comptent prendre les Pouvoirs Publics, en vue d'alimenter les populations ; car il faut bien s'y résigner, voici que nous entrons dans un Carême, plus rigoureux que n'en institua jamais l'Église, qui pourtant fut, à cet égard, l'objet de tant de plaisanteries saugrenues de la part des libres penseurs de tout acabit.
La Ville de Paris se préoccupe avec anxiété de la situation, et M. Bouisson, le Haut-Commissaire à la Marine Marchande, s'en est ému également.
Il a réuni, paraît-il, si j'en crois une note officieuse, tous les Pêcheurs de l'Atlantique en une conférence, ce qui est déjà quelque chose. Puis il a pris en mains les intérêts des Sardiniers, et voici ce qu'il a décidé :
M. Bouisson fera d’abord intensifier la pêche, puis il recherchera les voies et moyens d'employer intégralement le poisson pêché. A cet effet, il installera sur les points principaux de la côte, d'abord des chambres froides et plus tard des frigorifiques, ceci bien entendu pour permettre de conserver le poisson et d’assurer l'écoulement régulier.
D'ici que ce programme, d'ailleurs accessoire, soit réalisé, il y a gros à parier, ̶ en tous cas, il faut l'espérer, ̶ que l'affreux cauchemar qui nous mine se sera évanoui, et que la guerre sera terminée.
Il y aurait tout de suite beaucoup mieux à faire que d'envisager des programmes, bons tout au plus pour le temps de paix ; c'est de courir au plus pressé, à la source de la production.
Pour avoir du poisson, il faut des bateaux, des équipages et des engins de pêche. Rien ne manque ; le matériel pourrit dans les comptoirs d'armements, équipages et bateaux sont mobilisés. Démobilisez donc une partie des chalutiers de Boulogne, Fécamp, Lorient, La Rochelle et Arcachon, et tout de suite vous aurez ce qui vous manque pour vous nourrir les Jours sans viande.
Car c’est évidemment très bien de s'inquiéter des Sardiniers, mais M. Bouisson ne peut tout de même pas avoir la prétention de nourrir les Français simplement avec des sardines.
Et s'il veut nous en croire, qu'il adresse donc à son chef de Bureau, M. Demolière, dont la compétence est indiscutable dans la question qui nous occupe. M. Demolière ne fut-il pas avant la guerre, pendant plusieurs années, l'Administrateur le plus averti, de notre quartier maritime ?
Or, M. Demolière lui dira que Boulogne était, en 1914, le premier port de pêche français ; qu'à lui seul il alimentait pour une majeure partie le Marché Parisien et ceux des grandes villes de France.
Il lui dira que depuis la mobilisation, tous les chalutiers à vapeur de Boulogne ayant été réquisitionnés, il ne reste à produire pour notre commerce de Marée que les petits bateaux du Portel, les coquilles de noix d'Équihen, et les canots de Boulogne, puisqu'en dehors de la pêche au hareng de novembre à janvier, les quelques grands voiliers en bois qui subsistent encore sont occupés au transport des charbons.
Il lui dira qu'en fait, le seul remède à la situation, ce serait de remettre à chaque armateur l'exploitation d'un ou deux de leurs chalutiers, avec les Inscrits nécessaires pour la formation de leurs équipages.
De cette façon, on aurait vite raison de la crise, sans que l'on ait besoin d'attendre la création de chambres froides ou de frigorifiques, lesquels d'ailleurs ne pourraient servir qu'en cas d'abondance, ce qui n'est pas précisément à envisager d'ici peu.
Malheureusement depuis la guerre, l'Administration de la Marine, s'abritant derrière les motifs impérieux de la Défense nationale, a tout sabré par exagération, dans notre Industrie de Pêche. Elle a tari ainsi l'une des sources les plus précieuses du Ravitaillement national.
Que n’a-t-elle fait comme l'Angleterre qui a su garder une juste mesure et a laissé aux comptoirs d'armement de Pêche une partie de leurs unités ? Il faut bien tout de même en temps de guerre continuer à boire et à manger…
Puisqu'elle prenait une mesure générale, qu'elle mobilisait tous les chalutiers, l'Administration de la Marine devait sauvegarder les intérêts de la vie économique, elle aussi facteur important de notre Défense nationale. Il lui était facile de diviser les chalutiers mobilisés en trois catégories :
- Les dragueurs, pour enlever les Mines ;
- Les patrouilleurs, pour la police des côtes ;
- Les ravitailleurs, pour assurer la nourriture.
Elle aurait pu confier aux syndicats des armateurs de pêche, existants dans chaque port, l'exploitation sous son contrôle et pour le compte de l'État des chalutiers ravitailleurs.
Si ces mesures avaient été prises, nous n'en serions pas aujourd'hui à nous demander ce qu'on se mettra sous la dent pendant les jours sans viande.
Il n'est pas trop tard de le faire encore. Puisque nos amis les Américains et nos amis les Japonais nous ont donné un contingent supplémentaire de chalutiers, qu'on rende aux armateurs de pêche le quart ou le tiers de leur petite flotte ; qu'on leur paie les indemnités qui leur sont dues depuis la guerre du fait de la réquisition, pour qu'ils puissent faire face aux frais d'armement, et vous verrez alors que le problème des Jours sans viande sera vite solutionné.
A. C.