Opinions
L’impôt sur le revenu
Pour la première fois, une contribution qui prend le nom d’"impôt sur le revenu" entre dans notre législation, à partir de 1915. Cette innovation peut, à bon droit, être considérée comme capitale, en ce sens qu’elle modifie le principe même de l’assiette et de la répartition adopté jusqu’ici. Le moment est donc venu d’en faire une analyse aussi complète que possible.
Il convient d’abord de remarquer que le projet qui vient de prendre force de loi est tout à fait différent du grand projet voté par la Chambre en 1906, sous le nom de projet Caillaux. Celui-ci était un impôt de remplacement des quatre contributions directes, qui devait produire 600 millions ; celui-là est un impôt de superposition, qui ne supprime rien du tout, et produirait seulement soixante millions environ. La différence est appréciable.
Constatons en second lieu, que ce nouvel impôt n’a rien du caractère vexatoire et inquisitorial que l’on reprochait avec véhémence à ceux qui avaient précédemment été proposés. Sans doute, un impôt nouveau est toujours une chose désagréable et jusqu’à un certain point, "vexatoire", ce serait être trop exigeant que de demander aux contribuables de s’en réjouir. Mais, comme on dit, il y a la manière, et nous devons reconnaître que le Parlement s’est efforcé de réduire au minimum les désagréments que pourront comporter la perception et l’évaluation de cette nouvelle taxe.
Aucune disposition légale n’oblige le contribuable à déclarer son revenu. C’est le fisc lui-même, qui, aux termes de l’article 18 de la loi de finance, "informe le contribuable du montant de l’impôt qui lui sera assigné d’office dans le cas où il ne produirait pas sa déclaration dans le délai d’un mois".
Fort bien, diront les mécontents, mais sur quoi se basera le fisc ? Quels moyens de défense aurons-nous contre lui si, comme tout le fait supposer, sa taxation est arbitraire et exagérée ?
La réponse à cette objection est fournie par l’article 19 de la loi : l’administration se fondera sur les renseignements dont elle dispose, et ceux recueillis par tous les services publics en vertu des lois existantes. Mais il est bien entendu, – les explications fournies par M. Aimond dans son rapport général ne laissent aucun doute à cet égard – que ces "renseignements" ne pourront jamais émaner de dénonciations ou de présomptions ; ils devront être étayés sur des documents certains, ne laissant aucune prise à l’arbitraire d’une bureaucratie tracassière et pouvant être produits officiellement devant les tribunaux, en cas de contestation. D’ailleurs, les bases d’évaluation de l’administration devront être communiquées à l’intéressé, sans que, par contre, on puisse exiger de lui la production d’aucun acte, livre ou document quelconque.
Il va sans dire que, si le contribuable juge bon de produire ses livres ou tous autres documents de nature à infirmer les dires de l’administration il en aura tout le loisir, et le tribunal appréciera impartialement les arguments et les pièces qui seront produits de part et d’autre.
Il pourra arriver cependant que, ni d’une part ni de l’autre, des documents suffisants soient produits pour éclairer la religion du tribunal. Dans ce cas encore, les droits des contribuables seront sauvegardés par cette clause qu’à défaut d’éléments certains, le taxateur ne pourra dépasser certains maximums à déterminer, notamment en ce qui concerne les bénéfices commerciaux, industriels et agricoles
.
Ainsi, les intérêts des contribuables paraissent entourés des garanties les plus sérieuses. En même temps que le fisc les invitera à produire leur déclaration de revenu (facultative), il les informera du montant de l’impôt qui leur serait assigné d’office. Ce n’est que dans le cas où ce chiffre paraîtrait trop élevé aux intéressés que ceux-ci auraient la latitude de produire une déclaration contradictoire et de l’étayer par tous les documents qu’il leur plairait de divulguer.
Reste à examiner maintenant quel sera le montant de cet impôt sur le revenu. Nous sommes fixés sur ce point par les articles 14, 16 et 17 de la loi :
"Les contribuables mariés ont droit, sur leur revenu annuel, à une réduction de 2 000 francs. En outre, tout contribuable a droit, sur son revenu annuel, à une réduction de 1 000 francs par personne à sa charge.
Chaque contribuable est taxé seulement sur la portion de son revenu qui, après application des dispositions de l’article 14, dépasse la somme de 5 000 francs.
L’impôt est calculé en comptant pour 1/5 la fraction de revenu imposable comprise entre 5 000 et 10 000 francs ; pour 2/5 la fraction comprise 10 000 et 15 000 francs ; pour 3/5 la fraction comprise entre 15 000 et 20 000 francs ; pour l’intégralité le surplus du revenu en appliquant aux chiffres ainsi obtenus le taux de 2 %.
Sur l’impôt ainsi calculé, chaque contribuable a droit à une réduction de 5 % par personne à sa charge, de 10 % pour deux personnes, de 20 % pour trois personnes, et ainsi de suite, chaque personne au-delà de trois donnant droit à une nouvelle réduction de 10 %, sans que la réduction puisse être, au total, supérieure à la moitié de l’impôt."
D’après ces bases, chaque contribuable peut facilement calculer lui-même le montant de son impôt. Citons, à titre d’exemple, un cas pris dans la moyenne : celui d’un ménage ayant deux enfants de moins de seize ans plus un ascendant à sa charge ; le père seul travaille, le revenu total du ménage est de 12 000 francs par an, ce qui représente déjà une agréable aisance.
Déduisons d’abord 2 000 francs pour la femme, 1 000 francs pour chacune des trois personnes à sa charge. Total : 5 000 francs de réduction.
Le revenu imposable est de 12 000 – 5 000 – 5 000 = 2 000 francs.
Le cinquième de ce chiffre est de 400 fr., sur lesquels il y a lieu d’appliquer un impôt de 2 % soit 8 francs.
Enfin, déduisons encore sur ces 8 francs, 30 % pour quatre personnes à la charge, soit 2 fr. 50. Il reste, comme impôt à payer 5 fr. 50, pour une famille ayant douze mille francs de revenus annuels.
Nous aurions pu établir, de la même façon, que si ce ménage avait eu quatre enfants, il aurait échappé "totalement" à l’impôt sur le revenu. Ou encore qu’un ménage de trois enfants ayant 15 000 francs de revenus paierait 14 francs ; qu’il paierait 42 francs avec 20 000 francs de revenus, 140 francs avec 30 000 francs, 560 francs avec 60 000 francs de revenus, etc. La progression, comme on le voit, est assez rapide ; néanmoins, il serait injuste de prétendre qu’une contribution supplémentaire de 140 francs par an demandée à un millionnaire, soit exagérée, et l’on doit espérer que, dans ces conditions, le nouvel impôt sera accepté avec patriotisme par les classes riches et aisées qui auront à en fournir la plus grosse part.
Jean LANORE