Entre 1918 et 1919, une épidémie particulièrement virulente décime 2,5 à 5 % de la population mondiale (de 40 à 100 millions de personnes selon les dernières estimations). La France, affaiblie par de longues années de guerre, n’échappe pas au virus. Elle totalise plus de 400 000 morts, parmi lesquels Edmond Rostand ou Guillaume Apollinaire. Les autorités mesurent l’impact de la pandémie et encouragent les administrations locales à prendre des mesures prophylactiques, comme le montre le document proposé ci-dessous, daté de novembre 1918. Cent ans plus tard, alors que le monde traverse un épisode sanitaire aux résonances similaires, la teneur de son message est plus que jamais d’actualité.
Les différents stades de l’épidémie
Le 4 novembre 1918, le préfet du Pas-de-Calais envoie ses directives aux maires du département [ note 1] :
[…] il importe de veiller plus strictement que jamais à l’hygiène des locaux affectés au public […].
À cette date, la France est en effet frappée par la deuxième vague, particulièrement létale, de cette grippe d’un genre nouveau. Celle-ci est qualifiée d’espagnole, car l’Espagne est le premier pays européen à l’évoquer publiquement dès mai 1918. Cette liberté d’expression est due au fait que le pays n’est pas engagé dans le conflit mondial et n’est donc pas concerné par le secret militaire et la censure qui musèlent la communication de ses voisins français, britannique ou encore allemand.
Pourtant, ces nations connaissent le même phénomène de propagation de la maladie. En France, les premiers cas sont enregistrés mi-avril 1918 dans les tranchées de Villers-sur-Coudun. Soit un mois et demi après le signalement des tout premiers malades dans le camp militaire de Funston au Kansas. Le débarquement de troupes américaines en Europe, la promiscuité des soldats de toutes nationalités dans les camps et les tranchées, les mouvements incessants de bataillons et l’impossibilité de mise en quarantaine sont autant de facteurs aggravants dans la diffusion de l’épidémie, qui est requalifiée de pandémie en octobre 1918.
Pourtant, durant l’été, le nombre de malades diminue sensiblement. L’accalmie est hélas de courte durée. Au début de l’automne, on note une recrudescence. Courant septembre, la pandémie s’étend en Afrique du Nord, en Afrique du Sud et en Amérique du Sud. Le virus semble avoir muté entre-temps, ce qui le rend beaucoup plus agressif. De graves complications broncho-pulmonaires affectent désormais les malades. En septembre, les premières victimes décèdent aux États-Unis. À partir de cette date, le taux de mortalité devient dix à trente fois plus élevé que celui constaté lors d’épidémies de grippe habituelle, notamment chez des patients jeunes et en bonne santé.
Mesures prophylactiques
Le pic de mortalité est atteint en France et en Grande-Bretagne en novembre. Les gouvernements ont alors pris conscience de la menace mondiale que représente la contagiosité. Ils tentent par tous les moyens de ralentir la propagation du virus et décrètent des mesures d’hygiène exceptionnelles pour limiter le nombre de malades.
Les sous-préfets font régulièrement état du nombre de morts dans leurs arrondissements et distribuent des stocks de médicaments aux communes. Le préfet du Pas-de-Calais invite les maires à assainir les lieux publics, à défaut de mettre en place des mesures de confinement général. Cette politique publique de désinfection, très en vogue dans les grandes villes à cette époque, va parfois à l’encontre du discours des scientifiques qui privilégient la quarantaine et le confinement pour limiter la contagion, à l’instar du docteur Émile Roux, directeur de l’Institut Pasteur. Force est de constater que les services sanitaires, saturés et non préparés, sont incapables d’endiguer l’épidémie.
Une troisième vague s’abat début 1919. Moins agressive que la précédente, elle s’essouffle à l’été. En tout, on estime que la grippe espagnole aurait touché environ un milliard de personnes, soit 25 à 30 % de la population mondiale.
Origines du mal : le camp d’Étaples ?
Dans les années 1990, le virus est caractérisé par l’équipe du docteur Jeffery Taubenberger à partir de vêtements de deux soldats morts en 1918, issus des collections du service de santé américain. En 2005, la même équipe analyse sa séquence génomique complète et conclut à une origine aviaire. Si certains éléments sont désormais mieux compris, on ne sait en revanche toujours pas pourquoi il a été si violent.
Une autre zone d’ombre persiste sur l’origine géographique de l’épidémie. Les chercheurs se répartissent en trois théories.
La première prend source en Chine, plus précisément dans la région de Canton, lieu de stationnement d’un bataillon américain. Peu de temps après son retour dans sa base à Boston, certains soldats tombent malades et décèdent en février 1918.
Le journaliste et historien John Barry pointe du doigt, quant à lui, le camp de Funston au Kansas. Pour lui, la grippe espagnole est bel et bien américaine. Car les symptômes des premières victimes sont en tout point semblables à ceux généralisés quelques mois plus tard.
Enfin, d’autres études affirment que la grippe espagnole serait née au camp d’Étaples, dans le Pas-de-Calais, bien avant sa diffusion à l’échelle mondiale.
Plusieurs chercheurs avancent cette théorie. C’est notamment le cas des virologues français François Bricaire et Jean-Philippe Derenne. Outre-Manche, le docteur John S. Oxford et l’historien militaire Douglas Gill infirment cette hypothèse.
Fin 1916-début 1917 - soit de longs mois avant la généralisation de l’épidémie - des cas d’infections respiratoires apparaissent au camp d’Étaples. Créé en 1915, ce dernier est célèbre pour avoir été le plus grand camp militaire britannique jamais établi hors des frontières de l’Empire et le plus grand camp de France (sa superficie atteint 12 km²). En 1917, les ressources du camp sont à leur niveau maximum et il contient alors 100 000 personnes, toutes nationalités confondues.
Pour en savoir plus : consulter l'article Ouverture du premier hôpital du camp d’Étaples
Au début de l’année, plus d’une centaine de personnes du camp d’Étaples souffrent d’une maladie inhabituellement mortelle présentant des symptômes respiratoires complexes
. Des cas similaires apparaissent à Aldershot (sud de l’Angleterre). Mais à ce moment-là, l’infection est jugée mineure.
Le surpeuplement, l’hygiène réduite à son strict minimum et la promiscuité avec les animaux expliqueraient la genèse du virus. À proximité du camp, dans la baie de Somme, nichent de nombreux oiseaux migrateurs. La maladie aurait pu être transmise aux soldats par les fèces de ces derniers.
La grippe espagnole demeure aujourd’hui la pandémie la plus mortelle enregistrée dans un laps de temps si court. Influant sur la démographie d’un monde déjà érodé par la guerre, elle modifie également la vision des États et des autorités sanitaires sur la propagation des épidémies. À sa suite est créé le Comité d’hygiène de la Société des Nations (ancêtre de l’Organisation mondiale de la santé).
Notes
[ note 1] Instructions du préfet du Pas-de-Calais concernant les mesures à prendre contre la grippe espagnole, 4 novembre 1918. Archives départementales du Pas-de-Calais, 1 Z 195.