Archives - Pas-de-Calais le Département
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Rapport annuel de la Commission des monuments historiques

À la demande du préfet, les sociétés savantes habituellement subventionnées par le Conseil général sont invitées à établir un rapport de leurs dernières activités. Si certaines, comme la Société des antiquaires de la Morinie, ont dû totalement s’interrompre, on constate une reprise des travaux de la Commission départementale des monuments historiques du Pas-de-Calais.

En charge de la protection du patrimoine mobilier et immobilier, celle-ci s’efforce de sauvegarder les pièces remarquables de notre territoire. Et dans un département à feu et à sang, les sujets d’alarme ne manquent pas. À circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles : les actions engagées sortent du cadre réglementaire ordinaire puisque des soldats sont sollicités pour la réfection du toit d’une église ou que des fonts baptismaux sont cachés dans un musée.

Par ailleurs, comme le souligne le vice-président Bauvin, les travaux de la commission vont également s’avérer une aide précieuse à l’heure des comptes. Les immeubles classés parmi les monuments historiques ayant subi des dommages de guerre sont alors au nombre de 174. Parmi ces édifices, beaucoup ont considérablement souffert, particulièrement ceux se trouvant à Arras, Ablain-Saint-Nazaire, Béthune, Aix-Noulette ou Lestrem.

En vertu de la loi sur les dommages de guerre, c’est l’administration des Beaux-Arts qui est chargée de procéder à leur restauration, soit à l’aide des crédits spéciaux mis à sa disposition, soit avec le concours des propriétaires.

Le 31 juillet 1916,

Monsieur le Préfet,

J’ai l’honneur de vous adresser le rapport annuel sur les travaux de la Commission départementale des monuments historiques, depuis l’ouverture des hostilités.

Sans doute, hélas ! ce rapport [ note 1] ne ressemblera guère à celui que nos présidents vous envoyaient chaque année au temps heureux où la paix régnait sur la France. Les doctes travaux et les paisibles séances de la place des États ont été interrompus par les plus pénibles catastrophes ; beaucoup de nos membres sont aux armées, forcés d’interrompre pour la défense de la Patrie leurs études favorites.

Cependant, l’activité de notre compagnie, si elle a été ralentie pendant les premiers mois de la guerre, s’est depuis longtemps réveillée, et j’ai la confiance que le Conseil général n’hésitera pas à nous continuer sa puissante protection qui ne nous a jamais manqué.

Personnel

Comme je viens de le dire, beaucoup des nôtres sont mobilisés. Et le premier de tous, notre dévoué et sympathique président, M. Georges Sens [ note 2], est capitaine au 3ième régiment du génie, ce qui me vaut l’honneur de le remplacer aujourd’hui.

Je ne citerai, après lui (car ils sont trop), que notre correspondant M. Quettier [ note 3], conseiller général et chef de bataillon au …ième d’infanterie, prisonnier depuis la reddition de Maubeuge.

Nos deuils ont été nombreux et cruels depuis deux ans. M. Lesueur de Moriamé [ note 4], maire et historien d’Étrun, chef de bataillon au 5ième territorial d’infanterie, fait prisonnier, lui aussi, est mort en captivité à Torgau le 24 décembre 1914. MM. de Calonne [ note 5] et de Rosny [ note 6], deux érudits les plus éminents de la région, et dont le premier avait collaboré à notre Dictionnaire historique départemental, étaient parmi ceux de nos collègues qui faisaient le plus grand honneur à notre commission. M. Morel, ancien principal de l’Université, bibliothécaire-adjoint d’Arras et historien de nos vieilles rues, n’a pas pu survivre à la destruction de sa ville et de son riche dépôt. M. Landrin [ note 7], le docte Calaisien, était l’un de nos bons collaborateurs et M. Harduin de Grosville [ note 8] l’un de nos membres les plus assidus aux séances.

La mort a frappé également deux de nos membres honoraires : M. Farjon, ancien député, conseiller général, et M. Dubourg [ note 9], maire de Montreuil, tous deux, à des titres divers, nous avaient rendu de grands services.

Enfin, nous avons aussi perdu deux de nos correspondants les plus zélés : M. le chanoine Depotter [ note 10], historien du Pays de Lalloeu, et M. Carpentier [ note 11], instituteur à Isbergues, auteur de nombreuses communications, insérées dans nos Bulletins.

Mais si nous avons à déplorer la perte de ces collègues, ce n'est pas, hélas ! la seule cause du deuil qui nous étreint et nous serre le cœur.

Les malheurs de notre province et de notre chef-lieu ont atteint douloureusement notre compagnie. Les plus beaux monuments du passé, objet de son étude continuelle et de sa sauvegarde vigilante, ont été saccagés et détruits par les barbares modernes ; les documents qui nous révélaient l'histoire de ces édifices ont, en grande partie, péri par le feu ; les archives et la bibliothèque de la Commission ont subi le même sort. Si le dépôt de nos publications a, du moins, échappé à l'incendie, c'est à deux de nos membres les plus dévoués qu'il doit son salut.

Disons-le bien haut : MM. Lavoine et Leroy ont ajouté là un titre de plus à la reconnaissance publique qui leur est bien due et qui ne leur sera pas marchandée. Au local de la Commission comme au palais St-Vaast, ils ont fait preuve d'un courage et d'un zèle infatigables ; je suis heureux de leur rendre devant vous pleine justice et de leur adresser nos plus sincères remerciements.

Travaux de la commission

En présence des actes de révoltant vandalisme commis par les dignes héritiers d'Attila dans la capitale artésienne, il était de notre charge et de notre devoir d'élever une énergique protestation. Cet acte a été accompli, et sous une forme dont j’oserai dire qu’elle ne pouvait être plus ferme ni plus éloquente. Notre distingué collègue, M. Potez [ note 12], docteur è-lettres, professeur à l’Université de Lille, a rédigé cette page, qui restera pour marquer d’un stigmate indélébile les hypocrites champions de la "Kultur". Cette protestation, notre bureau l'a faite sienne et lui a donné une large publicité ; les adhésions et les félicitations lui sont venues de nombreuses sociétés savantes de France et de l'étranger.

Naturellement, nos publications ordinaires ont souffert des terribles circonstances que nous avons traversées. […]

Après une longue interruption, notre Commission a repris enfin ses séances ; la réunion, tenue le 27 avril dernier à Étaples, a groupé, malgré la difficulté des communications et l'absence forcée de beaucoup de membres, une quinzaine de nos collègues. […]

  • M. Séguin, "Rapport sur les réparations de l’église classée d’Esquerdes" ;
  • M. Rodière, "Panneau de la châsse de St Josse à l’église d’Airon-Notre-Dame" ;
  • M. Gates, "Fonts baptismaux de Maninghem-Wimille".

J’insisterai sur ces trois dernières communications par ce qu’elles me permettent de vous faire remarquer, Monsieur le Préfet, que notre société ne perd pas de vue son objet essentiel : la sauvegarde des monuments historiques.

L'intéressante église d'Esquerdes, classée à la veille de la guerre, en juin 1914, réclamait les réparations les plus urgentes ; sa toiture faisait eau de toutes parts, et menaçait d'entraîner la ruine de l'édifice ; mais les autorités locales ne pouvaient trouver un seul ouvrier. Sur l'initiative de l'adjudant Séguin, correspondant de la commission, notre secrétaire M. Rodière [ note 13] obtint du général Alix, commandant la région du Nord, la main-d'œuvre militaire nécessaire pour ces travaux ; les réparations les plus pres[santes] sont faites et le monument est sauvegardé.

À Airon et à Maninghem, deux pièces anciennes et curieuses du mobilier ecclésiastique avaient été enlevées.

Les fonts de Maninghem se retrouvent au musée de Boulogne ; si ce déplacement est contraire à la loi, l'objet du moins est en sûreté. Pour le panneau de chasse d'Airon, c'est plus grave. Il y a eu vente illicite ; nous en avons en mains toutes les preuves ; cette affaire mérite d'être suivie, et il est à désirer qu'une sanction intervienne, ne fût-ce que pour décourager les imitateurs. […]

Publications

La plus importante de nos publications actuelles, l'Épigraphie du Pas-de-Calais, a subi des retards, par suite de la crise de l'imprimerie. Mais les obstacles sont enfin surmontés […]. Les tristes circonstances actuelles, qui ont fait disparaître tant de monuments dans la partie envahie de l'Artois, montrent bien l'urgente utilité de cette statistique épigraphique, dont les matériaux si utiles à l'histoire sont exposés à disparaître chaque jour. Combien nous devons nous applaudir que les inscriptions des cantons de Lens, Bapaume, Vitry, etc., aient vu le jour à temps.

Une autre statistique, celle des objets d'art classés des églises et autres monuments publics du département, était à la veille d'être publiée par nous lorsque la guerre éclata. L'inspecteur général des monuments historiques, M. Frantz Marcou [ note 14], avait remis cette liste à notre secrétaire, dont la collaboration active avait permis, dans les dernières années, d'accroître considérablement le nombre de ces objets classés. Cette liste, nous la possédons ; mais hélas ! combien des trésors qu'elle renferme sont aujourd'hui détruits, mutilés, ou pillés par les soudards prussiens ? Aussitôt le pays délivré — et ce jour glorieux n'est plus éloigné sans doute — nous vérifierons l'étendue de nos pertes, et nous publierons, à la honte de l'Allemagne, ce double catalogue des objets d'art conservés (dans les régions préservées de l'invasion) et des objets d'art détruits ou mutilés (dans les régions envahies). Ce ne sera pas la moins utile ni la moins intéressante de nos publications.

Comme vous le voyez, Monsieur le Préfet, notre Commission, dans la tourmente, n'a pas failli à sa mission. Si son activité a subi, forcément, un temps d’arrêt, elle a pris ensuite un nouvel essor et n’attend qu’une plus grande facilité de circulation pour s’exercer pleinement. J'ose dire que jamais l'utilité de notre compagnie ne se fera sentir aussi fortement qu'au lendemain de la victoire. […]

Le Vice-Président de la Commission départementale des monuments historiques,
N. BAUVIN.

Archives départementales du Pas-de-Calais, T 356.

Notes

[ note 1] Ce rapport avait déjà été lu lors de la séance du 27 avril 1916 à Étaples (première depuis le commencement de la guerre).

[ note 2] Georges Sens est industriel à Arras et capitaine dans le génie territorial. À ce titre, il est fait chevalier de la Légion d’honneur par décret du 30 décembre 1909 sur rapport du ministre de la Guerre. 

[ note 3] Désiré Quettier (1855-1923), docteur en médecine, fut maire de Berck et conseiller général du canton de Montreuil-sur-Mer de 1907 à 1919. Il a été interné dans la forteresse de Torgau, dès le mois de septembre 1914. Lors de la séance du Conseil général du 12 avril 1915, un hommage lui a été rendu.

[ note 4] Bénoni Lesueur de Moriamé (1853-1914), propriétaire et maire d’Étrun, est chevalier de la Légion d’honneur, officier d’Académie et chevalier du Nicham Ifthikar. Auteur de l’Histoire d’Étrun, il est également commandant du 3ième régiment d’infanterie territoriale lorsqu’il est fait prisonnier à Maubeuge et transféré à Torgau-sur l’Elbe en Allemagne où il décède. Il est le père de l’avocat Émile Lesueur

[ note 5] Le baron Albéric de Calonne (1843-1915) est historien, spécialiste du Pas-de-Calais. Il est également membre de l’Académie d’Amiens.

[ note 6] Arthur de Rosny (1846-1915), érudit boulonnais, a publié un Album historique du Boulonnais en 1892 et un Recueil historique du Boulonnais. Membre de diverses sociétés savantes, il a beaucoup travaillé sur l’histoire et l’archéologie de sa ville natale.

[ note 7] Célestin Landrin (1851-1916) est archiviste de la ville de Calais et auteur de nombreuses publications.

[ note 8] Henri Harduin de Grosville (1845-1916) fait d’abord carrière dans l’armée où il obtient le grade de colonel, avant de devenir magistrat. Ancien président du tribunal de Laon, il est propriétaire du château de Grosville à Rivière devant lequel il se fait renverser par un véhicule automobile en 1916.

[ note 9] Victor Louis Édouard Dubourg (1843-1915), maire de Montreuil de 1892 à 1915, chevalier de la Légion d’honneur par décret du 1er août 1901. Il fit beaucoup pour la sauvegarde du trésor de St Saulve et des vieilles maisons de Montreuil.   

[ note 10]  Joseph Depotter (1839-1915) est nommé supérieur à l’institution Saint-Joseph d’Arras en 1868, avant de prendre la tête du collège Saint-Bertin à Saint-Omer et du petit séminaire d’Arras. En 1886, il devient vicaire général du diocèse d’Arras puis gagne le doyenné de Laventie.

[ note 11] Justin Georges Carpentier (1861-), directeur des écoles d'Isbergues, qui a beaucoup écrit sur l'église d'Isbergues et les diverses antiquités de cette commune et de ses voisines.

[ note 12] Henri Potez (1863-1946), originaire de Montreuil-sur-Mer, professeur de langue et littérature françaises à la faculté des lettres de Lille.

[ note 13] Roger Rodière (1870-1944), historien et archéologue originaire de Montreuil-sur-Mer, secrétaire de la Commission départementale des monuments historiques.

[ note 14] Frantz Marcou (1860-1932), inspecteur général des monuments historiques.