Archives - Pas-de-Calais le Département
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Mort du sous-lieutenant Goudard

Photographie noir et blanc montrant un soldat debout, vêtu d'un pardessus.

Photographie du sous-lieutenant Goudard, sans date. Archives départementales du Pas-de-Calais, 1 J 532/37.

La vulnérabilité de l’existence et les souffrances endurées au front rapprochent les hommes qui tissent de profonds liens d’amitié au fond des tranchées.

Lorsque la guerre éclate, Eugène Goudard et l’abbé Georges Chapeau, curé de Rebreuve-Ranchicourt, sont déjà de vieux amis, mais la destinée tragique du premier va conduire le second à lui offrir un touchant gage d’attachement.

Originaire de Divonne-les-Bains (dans l’Ain), Eugène Goudard est affecté au 149e régiment d’infanterie lors de la mobilisation. Sa compagnie est tout d’abord envoyée dans les Vosges où Eugène est blessé lors de l’attaque du col de Sainte-Marie-aux-Mines. À peine rétabli, il regagne son régiment pour prendre part aux combats autour d’Ypres durant l’hiver 1914, avant de rejoindre le Pas-de-Calais. Le 29 mai 1915, lors de la deuxième bataille d’Artois, il reçoit une citation à l’ordre du jour de l’armée :

Le sous-lieutenant Antoine-Eugène Goudard, du 149e RI, 7e compagnie, officier d’une très grande valeur, ayant fait preuve, depuis le début de la campagne, d’une très grande bravoure. Dans l’attaque de nuit du 29 mai, à Notre-Dame de Lorette, s’est emparé d’une tranchée allemande sous une grêle de balles et l’a fait organiser sous les bombes.

En septembre 1915, son régiment participe à la troisième bataille d’Artois. Le 26 septembre, devant Angres, Eugène Goudard est blessé et ne peut gagner le poste de secours. Des brancardiers partent le sauver, mais dans la cohue de la bataille, leurs recherches restent vaines. Le lendemain, le corps sans vie du sous-lieutenant est retrouvé et transporté à l’arrière du front.

Son ami l’abbé Chapeau se charge d’aller annoncer la terrible nouvelle à ses parents. Il obtient un laissez-passer des autorités pour se rendre dans l’Ain. À son retour, il décide de compiler tous les témoignages relatant les derniers jours d’Eugène. La lettre transcrite ci-dessous en est un élément.

Le 30 juillet 1915, soit deux mois avant sa mort, Eugène Goudard écrivait à une mère venant de perdre son fils : Le devoir, chère madame, a souvent comme récompense la mort. […] Souvenez-vous que tous ceux qui meurent pour notre chère France sont considérés comme des martyrs et que toutes les louanges, décorations, compliments ne sont rien à côté du ciel que tous ces vaillants soldats gagnent au prix de leur sang.

Nous passâmes le restant de la nuit à la TDA (tranchée de défense arrière), ligne de repli solide située à environ 200 mètres du chemin creux. Il n’y avait pas d’abri, et le lieutenant passa la nuit sur un banc de terre aux côtés du sous-lieutenant Nold et du sous-lieutenant Relu (le premier est actuellement lieutenant commandant la 5e cie et le second fut tué dans les mêmes conditions et à la même heure que le lieutenant Goudard).

Je ne le revis que le 25 vers 7 heures du matin. Je suis resté près de lui jusqu’à 1 heure de l’après-midi, moment auquel nous allâmes renforcer les 1res vagues. Le lieutenant Goudard était très fatigué, très pâle. Il ne prit dans la matinée qu’un peu de café chaud et d’alcool. Il m’en offrit même. Il ne cessa de plaisanter avec son demi-sourire habituel, au sujet des mille embarras de notre situation. Jamais il ne quitta sa douceur, sa gentillesse qui lui étaient coutumières. Mais il semblait, à ses yeux tristes, qu’il devinait que notre assaut lui serait fatal.

 À 1 heure environ (une demi-heure après l’attaque des chasseurs), le fourrier de la compagnie vint nous appeler à la rescousse. Et dans le même ordre que la veille nous avançâmes par le boyau Defrasse sous un bombardement infernal. On n’entendait rien, on ne voyait rien. Nous étions comme ivres. Nous restâmes le restant de la journée et une partie de la nuit du 25 au 26 dans les abris du chemin creux où je ne vis [pas] le lieutenant.

Vers les 2 heures du matin, nous allâmes relever en première ligne, dans la parallèle de départ entre les sapes 4 et 4 bis. Le lieutenant Goudard se tint presque constamment dans le P.C. du capitaine où il prit un peu de repos et quelques aliments. Chargé de plusieurs missions, je ne revis le lieutenant Goudard que quelques minutes avant l’attaque, de 1 h à 1 h 10. Il chargeait son revolver, appuyé contre la tranchée, il paraissait absolument sans aucune force, mais son visage avait toujours dans son expression un peu féminine, le même éclat illuminé, comme irradié. Il a fallu, au moment décisif, qu’il fasse un effort de volonté immense, surhumain pour qu’il puisse escalader le parapet. Il partit le 1er de la section, suivi du sergent Deleuze, alors caporal. Le bombardement était intense. Comme personne ne l’avait suivi, il revint en arrière, et, se penchant au-dessus de la tranchée, il cria à ses hommes : "Oh les chameaux ! Allons, en avant". Et tous les hommes qui restaient valides le suivirent.

Je ne pris pas part personnellement à l’attaque, ayant été blessé légèrement à la tête. Ce n’est que le lendemain que j’appris par des cuisiniers qu’il avait été touché. Personne ne savait exactement s’il avait été blessé ou tué. Enfin, le surlendemain on apporta son corps dans la chapelle de l’ambulance, à Sains. Lorsque je me rendis près de lui, il était déjà en bière.

C’est moi-même qui ai commandé le peloton d’honneur funèbre. Avec quelle émotion je criai à mes hommes, pour mon chef de section de plusieurs mois de souffrances et d’héroïsme, que j’aimais et vénérais infiniment : "présentez… armes".

[Signé] sergent Monnet, 7e Cie, 149e RI.

Archives départementales du Pas-de-Calais, 1 J 532/37.