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J'ai voulu avorter

Le 1er février 2023, les sénateurs ont voté une proposition de loi visant à inscrire dans la constitution la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse . Cette liberté était déjà reconnue dans la loi Veil de 1975 mais la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse interdirait au législateur de porter atteinte, dans le futur, à ce droit des femmes.

À cette occasion, les archives départementales proposent un nouvel épisode de leur podcast…

L’histoire de Marthe Telliez montre la réalité de ce qu’ont, longtemps, vécu les femmes confrontée aux grossesses non désirées.

J'ai voulu avorter

Temps de lecture :

[Narratrices]

La maternité constitue depuis toujours l’identité même de la femme : son destin. Longtemps subie, elle est, jusqu’aux progrès récents de la médecine, une source de souffrances et de peur. En effet, on ne se préoccupe de la douleur de l’enfantement que depuis les années 1960-1970. Les femmes sont, aux yeux de la société, des mères potentielles et les éducatrices des futurs citoyens.

L’État ne cesse ainsi d’intervenir, mettant en place l’assistance médicale gratuite lors de l’accouchement en 1893 ou le congé de maternité sans perte d’emploi en 1909.

Au lendemain de la Grande Guerre, de nombreuses mesures entendent combattre la dépopulation, par l’incitation ou la répression. Pourtant, l’avortement est une réalité, pratiquée en dépit des risques sanitaires ou judiciaires ; l’abandon secret de nouveau-nés puis l’accouchement anonyme établi en 1941 veulent aussi offrir une alternative à l’infanticide.

Nous allons vous faire partager le témoignage de Marthe Thelliez, une ménagère de 22 ans originaire de Harnes. Enceinte de cinq mois, elle fait appel à une sage-femme de Carvin pour avorter. Après l’usage de pilules, sans résultats, puis d’un crochet, la jeune femme accouche seule et cache le corps dans l’étable à charbon.

Son récit est extrait du procès-verbal du commissariat de police d’Harnes, conservé aux archives départementales du Pas-de-Calais.

[Voix d'acteurs]

- De l'an 1912, le 28 juillet, nous Texier Jean-Pierre, commissaire de police de Harnes, arrondissement de Béthune, département du Pas-de-Calais, officier de police judiciaire, auxiliaire de Monsieur le procureur de la République, agissant en vertu de la commission rogatoire de Monsieur Joseph Hermant, juge d'instruction à Béthune, en date du 22 juillet 1912. Quels sont les noms, prénoms de vos père et mère ?

- Thelliez Alfred et Bailliez Céline.

- Êtes-vous mariée, avez-vous des enfants ?

- Non

- Savez-vous lire et écrire ?

- Oui

- Avez-vous déjà été repris de justice ?

- Non

- Vous êtes inculpée de vous être, à Harnes, et en tout cas dans l’arrondissement de Béthune, en juillet 1912, en tout cas depuis moins de dix ans, par aliments, breuvages, médicaments, violences ou par tout autre moyen, procuré l’avortement à vous-même.

- Je veux répondre de suite. Dans la nuit du 16 au 17 juillet dernier, j’ai mis au monde un enfant de sexe féminin, à la suite de manœuvres abortives pratiquées sur moi par Mademoiselle Delcroix, sage-femme à Carvin, rue du Centre. Voici ce qui s’est passé. Je connais depuis six ou sept ans un jeune homme d’Harnes, appelé Vallin Louis, avec lequel j’entretiens des relations depuis trois ans environ. Dans le courant du mois de mars ou d’avril de cette année, j’ai cru m’apercevoir que j’étais enceinte, sans toutefois en avoir la certitude. À tout hasard, j’ai pris des précautions pour cacher de mon mieux à tout le monde, l’état dans lequel je croyais me trouver. Je voulais surtout éviter du chagrin à mes parents en leur laissant ignorer le plus longtemps mon état possible. Très anémiée et ne revoyant mes menstrues que d’une façon irrégulière, j’eus l’idée de consulter une sage-femme. Un jour que je causais avec une demoiselle Delattre Angèle, elle me dit, faisant allusion à mon état de santé :

- Allez-vous à Madame Delcroix, sage-femme à Carvin, peut-être qu'elle vous donnera quelque chose. 

- Je suivis son conseil. Dans les premiers jours du mois de juillet, vers le 3, je ne saurais préciser la date, je suis allée à Carvin. Ignorant l’adresse de la sage-femme, je la demandais à ses enfants qui jouaient dans la rue. Pendant que je les questionnais, une dame paraissant âgée de 35ans environ, grande, châtaine, portant un réticule en étoffe noire à la main, s’avança vers nous, et s’adressant à moi, me dit :

- C’est moi que vous demandez, Madame ou Mademoiselle ? 

- Je m’informe auprès de ces enfants de l’adresse de Madame Delcroix, sage-femme, répondis-je.

- C’est moi. Suivez-moi. Je me doutais bien que vous me cherchiez. Je l’ai vu à votre tournure. J’suis habituée ma p’tite dame ! Beaucoup de jeunes filles viennent me consulter pour ça, vous savez. Vous êtes enceinte de combien ?

- Je répondis que je n’en savais rien, que j’étais venue pour le savoir. Tout en causant, j’appris qu’elle venait de faire un accouchement. Où ? Je l’ignore. Une fois chez elle, elle m’a posé des questions qu’elles m’avaient déjà posées, mais auxquelles je n’avais pas osées répondre en chemin.

- Dites-m’en plus sur vous. Vous êtes mariée ? Non ? Il fait quoi dans la vie votre ami ? Et vous, vous travaillez ? Vous venez d’où ? Et d’ailleurs, qui vous a envoyé à moi ? 

- Pour la tromper, je lui ai dit que j’étais d’Hénin-Liétard et que j’exerçais la profession de modiste. Elle s’est exclamée :

- Encore une modiste ! Ce sont souvent des modistes ! 

- Revenant à ma situation, je lui demandais si elle n’avait rien pour remédier à mon état. Nous nous trouvions dans une petite pièce, garnie d’un lit très plat, assez élevé, recouvert dans toute sa longueur d’un couvre-lit rouge ; d’un petit poêle en fonte, d’une commode sur laquelle étaient disposés des flacons, des livres et des boîtes, d’une petite table recouverte d’une toile cirée usagée. Sur la cheminée, divers objets tels que des flacons de brillantine et spécialités pour le café. Après m’avoir fait déshabiller, elle m’a palpée et examinée et a conclu que j’étais enceinte de 5 mois environ.  

- Alors, vous voulez-vous faire débarrasser ?

- Je lui ai répondu affirmativement, s’il n’y avait pas de danger. Passant dans une pièce voisine, elle est revenue une vingtaine de minutes après, portant deux petites boîtes à vaseline, sans marque, contenant 32 pilules au total.

- Tenez. Surtout, ne dites pas où vous les avez eues. Vous prendrez 4 pilules le matin, à jeun, et 4 le soir, au coucher, dans une cuillerée d’eau, pendant 4 jours de suite. Elles produiront leur effet sous une dizaine de jours. Mais je préfère vous avertir, elles provoquent de fortes douleurs.

- Ce qui a été vrai, du reste. Je devais revenir chez elle, 10 jours après. Je n’ai laissé s’écouler que 6 jours avant de me représenter.

- Mais il est beaucoup trop tôt ! Les pilules n’ont pas le temps d’agir, voyons ! Revenez dans quelques jours.

- Je me suis représentée à son domicile le 13 juillet. Je crois pouvoir dire le 13 juillet parce que les hommes plantaient des poteaux dans les rues de Carvin en vue de la fête nationale. Comme je reprochais à Mademoiselle Delcroix l’inefficacité de ses pilules, elle m’a dit :

- Nous allons faire autre chose.

- Après m’avoir demandé si j’étais sujette aux faiblesses, et sur ma réponse négative, elle m’a fait coucher sur le lit dont j’ai parlé tout à l’heure, et m’a enfoncé dans la matrice un instrument qu’elle tenait dans la main, qui m’a paru assez long et terminé par un crochet. Je n’ai ressenti aucune douleur. En route, j’ai perdu de l’eau. Le surlendemain je crois, j’ai été prise de violentes coliques qui ont persisté. Enfin, dans la nuit du 16 au 17 de ce mois, j’ai mis au monde un enfant de sexe féminin. J’étais seule à la maison. Ma grand-mère était à Billy-Montigny et mon ami m’avait quittée plus d’une heure avant ma délivrance. Comme la sage-femme m’avait recommandée de me mettre sur le vase de nuit lorsque je ressentirais de violentes douleurs, l’enfant est tombée par terre sur un paillasson. Je crois avoir perdu connaissance à ce moment. Après avoir repris connaissance à ce moment, affolée, éperdue, ne sachant plus ce que je faisais, j’ai saisi une petite corde, que je lui ai passée autour du cou pour l’enlever, n’osant pas le toucher. Vivait-il ? Je l’ignore absolument. Je l’ai roulé dans une vieille toile cirée. Le paquet a été mis dans un petit panier et déposé dans l’étable à charbon. J’ai mis un peu de charbon dessus pour le dissimuler. C’est là qu’il a été retrouvé par ma grand-mère. Mon ami était au courant de ma situation, mais à aucun moment il n’a fait allusion à un avortement, de même que jamais il ne m’a conseillé de me faire avorter. Il est employé à l’usine Tilloy de Courrières, en qualité de chimiste. Les boîtes qui contenaient les pilules ont été jetées au feu et brûlées. En ce qui concerne les honoraires de la sage-femme, je lui ai remis 4 francs lors de ma première visite, pour le paiement des deux boîtes de pilules qu’elles m’avaient livrées. Il avait été convenu que tout allait bien. Je devais aller la revoir et lui verser la somme de 25 francs. Le 17, dans la matinée, Monsieur et Madame Destrée, nos voisins, sont venus me voir. L’homme m’a dit :

- Vous avez eu de bien fortes coliques cette nuit, je vous ai entendu. J’ai presque pas dormi. C’est un garçon ou une fille ? 

- Me voyant découverte, je lui ai répondu : "Je n’en sais rien, j’en ai assez pour mourir". Quelqu'un ayant frappé à la porte et la femme s'est éloignée.

- Vous l’avez mis où ? Et vous allez en faire quoi ?

- Je lui ai répondu qu’à mon avis, le mieux serait de le mettre dans une boîte et de le porter au cimetière.

- Mais c’est une folie ! Si vous voulez, je peux le prendre avec moi, mais de nuit pour que ma femme ne s’en rende pas compte. Demain, en descendant à l’fosse, je le jetterai dans le puits.

- Je me suis refusée à me ranger à cette proposition.

[Narratrices]

Marthe a finalement été acquittée et remise en liberté à l’issue du procès.

Les politiques natalistes expliquent en partie le retard de la France dans la gestion du contrôle des naissances et freinent les débats sur la maîtrise de la fécondité. Ceux-ci débutent dans les années 1950, avec la création de la Maternité heureuse devenue le Planning familial en 1960 ; et mai 1968 permet l’émergence du Mouvement de Libération des Femmes. Votée en 1967, la loi Neuwirth autorise la contraception, bien qu’avec des réserves ; les textes de lois présentés en 1974 et 1975 par Simone Veil, ministre de la Santé, en simplifient l’usage et instaurent l’interruption volontaire de grossesse remboursée par la Sécurité sociale en 1982.

Retrouvez les documents relatifs à cette affaire sur le site internet des archives départementales du Pas-de-Calais.

Ce podcast vous a été présenté dans le cadre de l’exposition itinérante « Histoires d’Elles » consacrée aux femmes dans l’histoire du Pas-de-Calais. Il a été réalisé par les Archives départementales du Pas-de-Calais en partenariat avec l’Université d’Artois à Arras.

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Crédits

Cet épisode vous a été présenté dans le cadre de l’exposition itinérante "Histoires d’Elles" consacrée aux femmes dans l’histoire du Pas-de-Calais. Il a été réalisé par les archives départementales du Pas-de-Calais en partenariat avec l’université d’Artois à Arras.

Nous remercions Pierre-Alain Dubrulle et Mathilde Willot (voix des protagonistes de l'affaire), Un beau joueur et Loïck pour le générique original, ainsi que les agents des archives du Pas-de-Calais (voix, montage et réalisation).

Sources

Procès-verbal de l'audience du 28 juillet 1912, par le commissaire de police de Harnes, de Marthe Thelliez, inculpée d'avortements et d'infanticide. Archives départementales du Pas-de-Calais, 2 U 218.