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En pèlerinage au pays désolé. - Arras-Bapaume-Albert

Dans les jours qui suivent l'arrêt des combats dans le nord de la France, nombreux sont les hommes politiques, représentants d’œuvres de guerre et journalistes à entreprendre une visite des secteurs les plus exposés, pour observer, témoigner et dénoncer les destructions opérées par l'ennemi.

En cet automne 1918, le journaliste parisien "Viator" décrit avec lyrisme, dans un article intitulé "En pèlerinage au pays désolé" relayé par le Lion d'Arras, le tableau d'une zone totalement ravagée, sur l'axe Arras-Bapaume-Albert. Les villes et villages traversés ne sont que ruines, à la végétation parfois même absente. Les voies de communication éventrées et les terres labourées par les obus forment un paysage qu'on pourrait qualifier de lunaire.

S'il dénonce les ravages de la guerre sur ce territoire, il éclaire aussi le lecteur sur l'ampleur de la tâche à accomplir. La reconstruction, qui sera longue et coûteuse, se fera grâce à l'effort considérable de la population et aux indemnités de l'État. La relève se fera aussi en s'appuyant sur l'aide des Alliés anglais et américains, à travers leurs oeuvres de guerre : leur soutien et leur participation à la renaissance du pays sont aujourd’hui indispensables.

En pèlerinage au pays désolé

ARRAS. - BAPAUME. - ALBERT.

L'autre jeudi, quittant Paris dès le petit matin, je m'acheminais, en compagnie d'amis anglais et américains, vers notre malheureux pays d'Artois.

Par deux fois déjà, à une année d'intervalle, j'avais pris la route dans la même direction. C'était alors en compagnie de M. Stewart, de la French American Constructive Corporation, puis de M. Wishard, de l'American Red Cross, un ami personnel du président Wilson. J'ai pu savoir depuis combien mes illustres compagnons d'alors ont utilement travaillé, à leur retour chez eux, pour le plus grand bien de l'Artois.

Cette fois, j'ai l'honneur d'accompagner encore deux hautes personnalités, un Anglais, M. William Norledge, président à Paris du comité français de la Christian Science pour secours de guerre, et un Américain, M. Paul Harsch, directeur à Boston du Christian Science for Relief Founds.

Inutile de dire que ces messieurs ne voyagent pas en touristes désireux de savourer de fortes émotions ; ils sont conduits par le désir impérieux de faire le bien et de le bien faire.

Par Amiens et Doullens, nous arrivons à Arras le vendredi matin. Déjà au cours de la route nos yeux s'étaient graduellement acclimatés au spectacle des dévastations, mais le cœur nous battait quand même bien fort en approchant de la ville aimée dont l'antique Lion d'or manquait déjà à nos regards, ainsi que son splendide piédestal. Sans son beffroi et son Lion peut-il y avoir un Arras pour qui chemine en Artois ?

Nous voici aux portes mêmes de la ville ; l'auto nous arrête un instant devant le jardin fleuri de la brasserie coopérative de Rivière. Tête nue, nous restons là émus et recueillis. C'est que d'innombrables croix blanches nous montrent éloquemment ce qu'a coûté, en vies humaines, la défense de la vieille capitale d'Artois. Ah, oui, ils savent, nos chers alliés anglais, les sacrifices inouïs qu'il faut consentir dans la guerre moderne pour arrêter la ruée des Boches, le flot des vandales. Et quand les mères et les épouses des jeunes héros, passant le détroit, viendront prier sur le tertre funèbre, avec juste raison elles pourront maudire les criminels pourvoyeurs de tant et tant de jeunes tombeaux. Puissent du moins des fleurs françaises de ce champ glorieux, dire aux femmes éplorées la sympathie et l'affectueuse reconnaissance que la France leur a vouées !

Nous voici dans les rues de la cité, je n'en retracerai pas ici le désolant tableau, déjà il fut présenté et les couleurs assez sombres manquent sur ma palette pour rendre ce que nous avons vu ; les mots les plus forts deviennent d'anodins euphémismes pour de tels récits ; c'est que notre langue française, toute de douceur et d'harmonie, n'a pas été créée pour dépeindre l'horreur et le chaos non plus que pour narrer les monstruosités inimaginables d'un peuple de forbans.

Jusqu'au soir nous parcourons les ruines, montrant à nos compagnons d'outre-Océan les quelques vestiges des splendeurs disparues, et comparant aux ruines présentes les beautés d'antan, dont d'authentiques images permettaient à l'oeil de resurgir les grâces harmonieuses. Et c'est comme une sorte de séance de reconstitution du crime allemand devant des juges venus de loin, des juges incarnant en eux la conscience universelle, la grande âme de la grande île et des grandes Amériques.

Arras était un chef-d'oeuvre d'architecture et jamais je n'ai vu un ensemble aussi harmonieux que celui qu'offrent ces deux places groupées autour de l'antique beffroi déclare M. Norledge ; et M. Harsch d'ajouter : Les barbares semblent s'être surtout acharnés à détruire ces beautés . C'est bien là en effet la conclusion qui s'impose après la visite.

Nos hôtes sont si émus qu'ils veulent sans retard voir le premier magistrat municipal et nous voici près de M. Rohard. Sans grands mots, et sans phrases, mais avec un cœur palpitant, nos amis traduisent leur impression et M. Norledge prie M. le Maire de l'autoriser à lui envoyer dès son retour à Paris, une petite somme d'argent pour les victimes de la guerre. Il lui promet en outre que sur les 30 tonnes d'approvisionnements que le comité français de "Christian Science" est officiellement autorisé à transporter chaque mois d'Amérique pour atténuer les souffrances des sinistrés, une bonne part sera destiné à Arras.

Autre visite qui s'imposait aussi puisque nous étions en une place d'armes, en une ville militaire : nous fûmes voir le capitaine Dumand, commandant d'armes.

Avec son sens parfait des réalités, le capitaine Dumand indique à ses visiteurs ce qu'est la vie à Arras et quels besoins urgents s'y font sentir. Personne ne peut en parler avec une égale compétence car durant toute la campagne il resta à Arras attaché à un poste de labeur, aussi utile que périlleux, montrant toujours une conscience et un courage dignes d'éloges.

Le commandant d'armes aime à redire combien il est heureux à la pensée que bientôt des activités nouvelles viendront travailler aux préservations qui s'imposent, en attendant le moment prochain des belles et définitives reconstructions qui seules rendront à Arras sa vie d'autrefois.

Quant à MM. Norledge et Harsch, ils tirent de l'entretien cette conclusion que leur concours fraternel trouvera dans notre ville un vaste champ d'action.

Le soir est venu ; un repas frugal, un pique-nique de guerre nous réunit en l'une des salles d'un immeuble connu et aimé. C'est dans la même salle, et dans une chambre d'une maison voisine, que nous passerons la nuit, sur de simples matelas jetés à terre. Mais avant de nous livrer au repos, nous voulons voir le tableau d'ensemble que présentent les ruines d’Arras et pour ce faire nous gravissons les hauteurs de Beaudimont. Ah ! ce spectacle de dévastation ! Des ruines, encore des ruines, toujours des ruines. Et, pour fond au tableau, un horizon rougeoyant des mille feux d'un combat d'artillerie qui se livre sur les lignes nouvelles, à quelques vingt kilomètres. Nous assistons aussi à des combats aériens. Les avions boches s'efforcent de venir vers nous, mais les Anglais veillent et refoulent les trop curieux visiteurs.

La nuit tombée, si nos membres harassés purent prendre quelque repos, avouons que notre esprit trop agité ne put se livrer au sommeil. Les heures se passèrent à remémorer les scènes de désolation entrevues et à écouter la voix grave et terrible des mille canons tout proches.

Le samedi que nous reprenions la route et roulions vers Bapaume. Inutile de dire que nous n'avons aperçu, à droite comme à gauche de la large et longue voie, que le terrifiant spectacle de la dévastation totale et de l'oeuvre de mort ; les arbres même ont payé de leur vie la honte d'avoir ombragé les pas des hordes germaniques.

Bapaume semble bien le chef-d'oeuvre de la destruction méthodique ; nous n'avons pu y découvrir une maison qui fut intacte. Dans les rues désertes nous croisons quelques travailleurs exotiques qui déblaient les passages : Chinois et Annamites, dont les visages glabres et sans expression semblent, sous leurs costumes étranges, évoquer l'apparition d'êtres funambulaires vivant en des terres chaotiques : Marsiens, habitants des régions lunaires ou gnomes des tombeaux et des ruines.

Puis les champs reparaissent, toujours désolés ; champs bosselés, troués, éventrés, sur lesquels souvent une frondaison automnale s'efforce de tendre un voile, tel ce drap funéraire qu'on jette pieusement sur le cercueil d'un mort : drap noir, pour le civil adulte, drap blanc, pour la jeune fille et l'enfant, drap aux couleurs de son drapeau pour le soldat tombé dans le combat. Ici, sur ce vaste tombeau de notre terre d'Artois, la nature a voulu jeter un voile vert. C'est la couleur de l'espérance ! Ah vive Dieu ! la terre ne meurt pas comme meurent ceux qui la caressent pour la faire produire et ceux surtout qui la bouleversent dans le vain espoir de la rendre improductive. Quelques moissons pourront manquer à nos greniers, mais la terre n'est pas morte ! Si blessée soit elle, elle dort simplement sous le voile pudique dont elle s'est recouverte une fois blessée : son voile est vert… l'espérance demeure !

La Boisselle, Ovillers, pays maintenant inexistants ; champs de bataille anciens et nouveaux tous ensemble, car on s'y battit au début de la guerre avant de s'y battre ces temps derniers. Champs de batailles où luttèrent des titans, si l'on en juge aux trous de mines dont quelques-uns mesurent 20 mètres de profondeur sur un pourtour de plus de 100 mètres. Champs de bataille et nécropoles aussi. Ah ! ces croix blanches innombrables, sortant de terre comme au hasard des trous d'obus, sans ordre, orientées à tous les vents du ciel, parmi les frondaisons de la ronce […]  jonchée de débris, restes de la lutte longue et terrible, comme pour montrer quand même au passant, rare d'ailleurs mais ému toujours, ces mots que toutes redisent : Killed in action, tombé dans la bataille ! Quelle éloquence dans ces simples mots sur la croix mortuaire de ces jeunes gens accourus à travers les mers, depuis l'autre côté du monde, pour barrer la route à la barbarie, pour donner à la France l'irrécusable preuve d'un amour qui va… jusqu'à la mort !

Et parfois, les morts étant trop nombreux au même endroit, ou bien encore quelque pli de terrain ayant fourni aux héros tombés là un même et vaste tombeau, leurs frères survivants ont recouvert l'immense ossuaire d'un tapis de cailloux blancs au milieu duquel est couchée une immense croix de branchages et tout autour, le cadre qui seul convient au glorieux mausolée : des obus de tous calibres de restes de grenades, et les mille objets, vêtements, armes, harnachements dont le sol est jonché.

Ah ! voilà des spectacles qui se gravent dans les yeux, voilà des visions que le coeur ne saurait oublier.

La si coquette, si vivante, et si agissante ville d'Albert n'est plus représentée que par de vagues monticules de pierrailles et de plâtras. La splendide basilique byzantine, orgueil de ces pays des confins d'Artois et de Picardie, gît écrasée dans le lit même de l'Ancre, dont les eaux insouciantes se répandent sans peur comme sans tumulte parmi les débris des marbres, des onyx, des jaspes, des riches céramiques et des splendides mosaïques, mettant ainsi à nu des ors très fins, des mauves suaves, des bleus qui sentent l'azur du ciel et des rouges si vifs qu'ils évoquent vraiment en émergeant ainsi de leur actuel tombeau limpide, le souvenir du sang de nos martyrs. Albert n'est plus qu'un souvenir, telles Memphis, Herculanum ou Pompéi.

Amiens que nous traversons au retour nous sert d'échelon pour rentrer dans la vie vivante. La cathédrale gothique est veuve de ses antiques verrières et pleure par les quelques trous béants que lui firent les obus, mais elle est debout. De vastes ruines endeuillent de-ci de-là la ville, mais dans son ensemble Amiens est encore là.

Avec Clermont et Chantilly disparaissent les derniers tableaux du film de guerre, à nul autre pareil, qui vient de se dérouler sous nos yeux au cours de ces deux journées de pèlerinage au pays désolé.

Et lorsque, tout au soir, nous rallions Paris, la capitale, touchée elle aussi mais inviolée, en somme, nous retrouvons un sursaut tout nouveau d'énergie pour nous jurer les uns aux autres, Français, Anglais, Américain, que nous travaillerons, chacun selon nos forces et selon nos moyens, au grand oeuvre de la restauration du pays d'Artois.

VIATOR

Le Lion d'Arras, jeudi 31 octobre 1918. Archives départementales du Pas-de-Calais, PF 92/2.