Archives - Pas-de-Calais le Département
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La perle des Antilles face à la Révolution française

À l'occasion de la journée commémorative de l'abolition de l'esclavage, les Archives départementales du Pas-de-Calais dévoilent un registre de correspondance des frères Depestre, banquiers, propriétaires et négociants de Saint-Omer, installés à Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle. La Révolution française menaçait alors leur modèle économique basé sur une main-d'œuvre servile.

Un registre de correspondance à l'honneur

Document manuscrit retranscrit ci-contre.

Registre de correspondance des frères Depestre, banquiers, propriétaires et négociants de Saint-Omer, installés à Saint-Domingue (1785-1790).

Ce document acquis à la société de ventes volontaires Éric Caudron, le 28 juin 2019, est un "Livre de copie" de lettres écrites par Hector (1757-1824) et Julien (1762-1816) Depestre entre le 11 octobre 1785 et le 23 novembre 1790.

Les premières lettres sont envoyées de Saint-Omer (4 missives) puis de Paris (10 missives) mais l'essentiel de la correspondance concerne l'activité des deux frères à Saint-Domingue, île qu'ils connaissent déjà, et sur laquelle ils débarquent à nouveau le 19 juillet 1786. Les 118 lettres écrites au Cap-Français et surtout à Montrouis nous permettent de suivre leur installation et le développement de leurs activités.

Les sujets abordés tournent autour de la production de café et de sucre. Et la question de l'esclavage est largement évoquée dans de nombreuses lettres. Quant aux questions politiques, elles ne sont évidemment pas l’objet de cette correspondance. Pourtant, à l'arrivée des troubles de la Révolution, les frères Depestre semblent préoccupés par la situation dont l'enjeu véritable, pour ce qui les concerne, est l'abolition de l'esclavage et la perte financière qu'elle leur ferait subir. Inquiet, l'un d'eux écrit à son cousin le comte de Seneffe à Bruxelles, le 2 novembre 1789, une lettre révélatrice de leur position sur le sujet dont voici un extrait :

Nous sommes informé de tous ce qui s’est passé en France jusqu’à la fin d’aoust. Je ne vous en entretiendrai pas, il suffit de faire des vœux pour la fin des calamités, qui ont gagné icy. Tout est bouleversé et nous nous attendons à une révolution déchirante. Nous sommes menacés d’une guerre civil si la députation du comité du Cap joint à celle de celui du sud ne s’accordent pas avec notre comité de cette partie de l’ouest. Du courage est ce qui nous soutient. Ayez-en aussi en mon cher cousin, c’est la ressource des malheureux. Il faudra peut-être que je guerroye, malheureuse position, mais comment l’éviter ? Voilà un de nos maux. Joigné à cela ce que nous avons à craindre de nos esclaves si on les échaufe. La disette qui nous menace et la perte de nos récoltes, quelle position ! Ayez-y égard, n’écoutés que votre cœur et nous les consultations d’avocat et de gens d’affaires qui nous conduisent toujour à un mauvais parti. Assurez vos chers frères et sœurs de mes sentiments d’amitié et d’affection et de ceux de ma femme. Nous vous embrassons avec le désir de vous donner bientôt de meilleur nouvelles sur ce qui se passe icy. Ormis notre gouverneur tous nos chefs d’administrations de finances et plusieurs officiers publics sont en fuite. Nous sçavons avec quelle chaleur la liberté de nos esclaves est demandée en France par une assemblée de philantropes. S’ils sçavoient le mauvais service qu’ils rendront à leurs protégés en voulant les affranchir, ils s’en garderai bien. Avec un pareil sistème ils peuvent réusir affaire égorger 40 mille de leurs frères et voir un peuple noir de 400 mille réduit à 40 mille en dix ans, par misère et faminne. Quelle humanité ! Nos esclaves ne sont pas malheureux comme le veulent plusieurs. Ils sont toujours près à chanter et danser. Jamais on ne fait ces deux choses quand on souffre. Ils revendiquent souvent eux-mêmes les châtiments de police parce qu’ils la croient nécessaire pour l’ordre dont il ne sont pas ennemis et savent sentir qu’il la faut pour leur repos. Quelques maîtres cruels doivent-ils faire voir avec horreurs une inffinité de cultivateurs doux et soigneux pour leurs esclaves qu’ils traitent avec bonté et justice.

Registre de correspondance des frères Depestre, banquiers, propriétaires et négociants de Saint-Omer, installés à Saint-Domingue (1785-1790). Archives départementales du Pas-de-Calais, 1 J 2682.

Saint-Domingue : une colonie prospère

Saint-Domingue est une colonie française qui s'est développée, au cours du XVIIIe siècle, dans la partie ouest de l'île d’Hispaniola délaissée par les colons espagnols, car dépourvue de minerai. À la suite du traité de Ryswick de 1697, les Espagnols renoncent à contester la souveraineté de la France sur cette partie de l'île, où nombre de colons développent les plantations de canne à sucre, d'indigo ou de café. Ainsi, à partir de 1720, Saint-Domingue devient le premier producteur mondial de canne à sucre !

Gravure couleur montrant un homme noir assis à côté d'un panier de fruits.

Moi libre. Estampe, s.n., 1794. Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographies, RESERVE QB-370 (44)-FT 4.

Mais cette économie ne tient que par la traite négrière : chaque année, des dizaines de milliers d'Africains sont déportés comme esclaves pour faire fonctionner cette industrie. Leur sort est juridiquement encadré par le Code noir, promulgué par ordonnance royale 1685. Toutefois, dans les faits, ils subissent des traitements souvent pires que ceux qu'il prescrit. Le recensement 1788 fait état de 455 000 habitants dont 27 717 blancs, 21 808 gens de couleur libres, et 405 464 esclaves ! À titre comparatif, la partie espagnole de l’île comptait à la même date : 30 000 blancs, 80 000 Affranchis, 15 000 esclaves.

Influencé par le mouvement philosophique des Lumières, un courant abolitionniste se développe à la veille de la Révolution. Ainsi, une Société des amis des Noirs est créée en France le 19 février 1788 par Jacques Pierre Brissot de Warville (1754-1793), Étienne Clavière (1735-1793) et l'abbé Grégoire (1759-1831). Elle se donne pour objectif d'obtenir l'abolition de l'esclavage. À Saint-Domingue, les préoccupations sont à mille lieux de celles de la bourgeoisie métropolitaine. La Révolution française y entraîne de graves bouleversements sociaux. Se sentant menacés, les colons s'opposent politiquement puis militairement aux idées égalitaires des révolutionnaires, ce qui déclenche, en 1791, un soulèvement général des esclaves. Ces derniers massacrent alors leurs oppresseurs et incendient les plantations. La guerre civile entraîne la révolution haïtienne qui prend fin le 1er janvier 1804 par la création de la première république noire libre du monde.

Quant aux frères Depestre, ils trouvent refuge dans le New Jersey pendant le conflit, avant de revenir en France.

L'Artois et l'esclavagisme

Gravure sépia montrant des hommes noirs enchaînés menés par une homme blanc.

Esclaves conduits par des marchands. Estampe de Nicolas de Launay et Jean-Michel Moreau, 1780. Bibliothèque numérique de Lyon, F18LAU005270.

La famille Depestre est issue de la bourgeoisie marchande de la ville d'Ath, dans la province du Hainaut. Ce patronyme est une francisation du flamand De Pester.

C'est le père des deux épistoliers qui semble s'être installé à Saint-Omer au court du XVIIIe siècle. Né à Bruxelles en 1713, Paul-Joseph Depestre se marie, le 19 novembre 1746 à Saint-Omer, avec Claire-Pétronille Ricouart (1716-1775). Au moment de son mariage, il est conseiller et premier greffier héréditaire des consaulx de la ville et États de Tournai. Parmi leurs douze enfants, trois semblent s'être installés à Saint-Domingue. Avant que la production de café ne devienne leur activité principale, ils auraient géré, à Montrouis, les habitations de leur oncle Julien-Ghislain Depestre (1725-1774), comte de Seneffe et de Turnhout. D'ailleurs, les principaux destinataires des lettres d'Hector et Julien Depestre sont :

  • leur cousin, Joseph François Xavier Depestre (1757-1823), comte de Seneffe et banquier à Bruxelles ;
  • leur cousine, Jeanne-Agnès Depestre (1712-1795), à Gand, veuve d'Hector-Gabriel de Falligan, seigneur d’Aubuisson ;
  • l'un de leurs frères (peut-être Pierre Marie Joseph Depestre?) resté à Boulogne-sur-Mer.

Le document présenté ici, coté 1 J 2682, est particulièrement précieux, car dans nos fonds apparaissent peu de traces de l'esclavage. Seuls deux autres fonds privés, la collection Gros-et-Latteux (8 J) et le chartrier de Labuissière (10 J) contiennent, en effet, quelques documents relatifs aux plantations de canne à sucre à Saint-Domingue.

Cette quasi absence de sources semble corroborer une étude sur l'origine des colons de Saint-Domingue au XVIIIe siècle : 3,2 % seulement des "natifs de France décédés à Saint-Domingue au XVIIIe siècle" sont originaires de "Picardie-Nord".

Pour aller plus loin

  • P. de VAISSIÈRE, Saint-Domingue. (1629-1789). La société et la vie créoles sous l'Ancien Régime, Paris, Librairie académique Perrin et Cie, 1909, Archives départementales du Pas-de-Calais, RODB 689 ;
  • B. MAUREL, Cahiers de doléances de la colonie de Saint-Domingue pour les États généraux de 1789, Paris, E. Leroux, 1933, Archives départementales du Pas-de-Calais, BHB 8/22 ;
  • Pièces relatives aux motifs qui ont nécessité la résolution prise par l'Assemblée générale de Saint-Domingue, de venir en France mettre ses réclamations sous les yeux de l'Assemblée nationale et du Roi, contre les vexations exercées par le pouvoir exécutif envers cette Isle, Brest, Imprimerie de R. Malassis, 1790, Archives départementales du Pas-de-Calais, BHC 1021/2 ;
  • J. HOUDAILLE, "Quelques données sur la population de Saint-Domingue au XVIIIe siècle", Population, Paris, éditions de l’I.N.E.D., 1973, pp. 859-872 (https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1973_num_28_4_15523).