Archives - Pas-de-Calais le Département
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Zéro de conduite

Un cas de mutinerie dans un hospice d’enfants assistés

Un curieux registre conservé dans les archives hospitalières de Saint-Omer a attiré notre attention. Portant la cote 17 H-dépôt/R/1, il est décrit comme un "journal sur la conduite des enfants assistés" pour la période 1838-1839. Mais de quoi s’agit-il ? 

Photographie couleur montrant un tableau représentant un atelier de travail.

Vue de l'atelier de fabrication de filets de pêche de l'hôpital général de Saint-Omer. Commune de Saint-Omer ; Région Hauts-de-France - Inventaire général.

Ce registre, intégralement numérisé, est unique à bien des égards ; en effet, une recherche dans les fonds des archives du Pas-de-Calais n’a pas permis de trouver d’autres documents similaires. Il semble donc avoir été créé pour une raison bien précise par les sœurs de l’hôpital général de Saint-Omer.

L’hôpital général de Saint-Omer

Ouvert en 1704, cet établissement accueille des vieillards, mais aussi des enfants orphelins ou de parents indigents. Un "tour" d’abandon [ note 1] y est également instauré à la suite d'd’un décret de janvier 1811. Cette même année, cinq autres hospices sont déclarés dépositaires dans le Pas-de-Calais : Arras, Béthune, Boulogne, Montreuil et Saint-Pol. En 1838, seuls les tours d’Arras et de Saint-Omer demeurent en activité. 

Jusqu’à la Révolution, les enfants travaillent dans des ateliers. Les filles font des travaux de couture et de broderie tandis que les garçons, installés dans l’aile nord, fabriquent des filets de pêche. Plusieurs tableaux, appartenant au centre hospitalier de la région de Saint-Omer et recensés dans l’inventaire général du patrimoine, représentent ces ateliers et donnent une idée des conditions de vie des enfants au XVIIIe siècle (voir le dossier sur l’hôpital).

Après la Révolution, les sœurs de la Charité reprennent l’établissement où sont accueillis environ 200 enfants défavorisés qui reçoivent une éducation religieuse et quelques rudiments scolaires en plus de leur travail dans les ateliers. L’assistance infantile de l’hôpital général de Saint-Omer perdure jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

En 1838, date de notre mystérieux registre, les sœurs sont toujours à la direction de l’établissement.

"Distinguer ceux qui n’ont pas de part à cet esprit diabolique"

À cette époque, les pensionnaires leur donnent du fil à retordre, tant et si bien qu’elles décident de tenir un registre pour consigner les actes d’insubordination et autres faits notables. C’est ce qu’elles expliquent en avant-propos du document.

Depuis nombre d’années, on a reconnu qu’il régnait parmi les enfans un esprit d’insubordination qui avait rendu presqu’inutiles toutes les mesures et tentatives que l’on avait pu prendre jusqu’ici pour remédier à tous les désordres qui se passaient parmi eux. […] C’est d’après tout ce que nous venons de dire que nous avons pris des notes particulières sur chaque enfant afin de connaître leurs dispositions et distinguer ceux qui n’ont pas de part à cet esprit diabolique. 

Le registre est donc constitué des portraits de quatre-vingt-quatorze pensionnaires âgés de 7 à 21 ans, de leurs faits d’armes et des sanctions qui les accompagnent.

Parmi eux, un certain nombre semble se rebeller contre l’autorité et semer la terreur parmi les rangs. Les sœurs avancent une raison à ce comportement :

Nous remarquions surtout avec peine que dès qu’il en arrivait un nouveau, ils avaient soin de l’instruire de la manière dont ils agissaient et l’obligeaient sous peine d’être rudement maltraité s’il avait le malheur de faire différemment […]. Nous nous sommes aperçues souvent que chaque fois que nous faisions des recommandations soit au sujet des exercices de piété, ou de la classe, ou du réfectoire, ou du dortoir, ou de l’ouvroir, etc., nous trouvions toujours en eux la plus mauvaise volonté pour les mettre en exécution. Nous avons su à force de ménagement et de questions aux petits que les grands le défendaient aux moyens, ceux-ci aux petits, etc.

Par le même moyen, nous avons pu savoir que Les émeutes et les révoltes générales qu’ils faisaient sans que l’on sache pourquoi, venaient de ce que chaque fois qu’un grand était puni, il employait ce moyen pour se venger. 

Une mutinerie, fomentée par un certain Charles Vanelle, est même expressément dirigée contre les religieuses :  

Par son conseil, on avait fait un complot entre douze de ceux des métiers pour maltraiter les sœurs qui l’ont été en effet en recevant chacune une pierre qu’ils ont eu la hardiesse de leur lancer. 

Cet outrage se solde par le renvoi des "cabaleurs" – pour reprendre l’expression des sœurs.

Carte postale noir et blanc montrant la façade d'un bâtiment.

Saint-Omer. L'hôpital général. Archives départementales du Pas-de-Calais, 5 Fi 765/76.

Des punitions jugées inhumaines à notre époque

Photographie couleur montrant la façade d'un bâtiment.

Portion de façade de l'hôpital général, Saint-Omer 

Ce type de sanction n’intervient qu’à l’issue de toute une gamme de punitions, que l’on jugerait intolérables aujourd’hui.

En réponse aux faits les moins graves, les garnements sont condamnés à faire du filet toute la semaine à la récréation  ou sont mis au pain sec toute la semaine .

Mais lorsque les incidents se répètent ou que les enfants s’opposent avec force, la réponse se durcit : ils sont alors parfois condamnés à passer la nuit au vestibule avec les menottes, quand ils ne sont pas menottés en prison pour plusieurs jours.

Certains châtiments vexatoires nous paraissent particulièrement cruels et inhumains : il a eu pour pénitence d’avoir pendant la récréation les mains attachées derrière le dos et assis au milieu de la cour  (page 31), condamné à baiser le pantalon et le laver  (pour avoir fait faire à un petit dans son pantalon , page 19), forcé à avaler de l’urine  (pour avoir commandé à quelques petits de faire au lit , page 21).

Il s’agit de faire plier les volontés récalcitrantes et de redresser les comportements déviants : il a la mauvaise habitude de faire au lit, et à force de pénitences s’en est un peu corrigé  (page 37).

Le redressement des fortes têtes

Si ce genre de pratiques peut nous surprendre, elles étaient pourtant communément admises au XIXe siècle. À cette époque, aucune entorse disciplinaire n’est tolérée. Dans un courrier en date du 14 novembre 1854, le ministre de l’Intérieur écrit au préfet : […] l’inspecteur du service des enfants assistés de l’hospice d’Arras exprime le regret que l’administration hospitalière de cette ville n’ait à sa disposition aucun établissement où elle puisse envoyer les enfants indisciplinés ou vicieux, placés sous sa tutelle […]  (archives départementales du Pas-de-Calais, X 514).

Photographie couleur d'un tableau montrant un bâtiment et des enfants jouant dans sa cour.

Vue perspective de l'hôpital général de Saint-Omer. Commune de Saint-Omer ; Région Hauts-de-France - Inventaire général.

La question semble avoir été prise en compte puisqu’on lit dans le règlement du 30 novembre 1861 que les pupilles quià raison d’insubordination ou d’inclinations vicieuses, ne peuvent être maintenus en apprentissage, seront ramenés à l’hospice, séparés des autres enfants et soumis à une ferme discipline. Ils pourront aussi être envoyés dans des établissements spéciaux aux frais du budget départemental  (archives départementales du Pas-de-Calais, X 514).

Les conditions de vie des enfants assistés

Au XIXe siècle, le bien-être psychologique des enfants est rarement pris en compte. À partir de 12 ans, les enfants assistés ne reçoivent plus de pension et doivent donc travailler « pour gagner au moins leur entretien ». Ils quittent l’école pour apprendre un métier manuel ou être placés en domesticité. En 1869, les 2/3 des 12-21 ans sont dirigés vers les travaux agricoles.

Pour certains, c’est un immense gâchis. Dans son rapport de 1862, l’inspecteur départemental relate le cas d’un enfant retiré de l’école malgré sa médaille d’honneur, ses sept prix et son aptitude, qui est telle qu’il reproduit le lendemain par écrit un discours assez long qu’il a entendu la veille, ou en a fait un meilleur . Cette situation change après 1871 et l’octroi de bourses aux élèves les plus méritants. Il en est de même pour les modèles éducatifs qui s’assouplissent au cours des siècles.   

Note

[ note 1] Un tour d’abandon (ou tourniquet) est un cylindre mobile installé dans le mur d’un hospice. Il permet de déposer un enfant en préservant son anonymat.

Pour aller plus loin

E. CARLIER, Les enfants assistés dans le Pas-de-Calais avant et pendant le XIXe siècle, Arras, imprimerie éd. Bouvry, 1900. Archives départementales du Pas-de-Calais, BHB 110.